Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/633

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien la conception que le réalisme se fait de l’idéalisme, pour y appuyer sa polémique, ce n’est pas, tant s’en faut, l’interprétation véritable de l’idéalisme, au moins depuis l’avènement de la psychologie moderne et de la réflexion critique. L’homme n’est pas connu avant l’univers ; nous ne nous connaissons comme individu occupant une portion de l’espace et vivant dans le temps qu’après avoir organisé, qu’en organisant, nos impressions visuelles et tactiles, de manière à nous donner une pluralité d’objets mobiles, à travers les décors successifs qui dominent notre horizon ; et nous prenons conscience de nous-même comme étant l’un d’entre eux. Si nous ne réussissions à mettre un ordre raisonnable dans le monde qui nous entoure nous ne deviendrions pas nous-mêmes, pour nous-mêmes, des êtres raisonnables. Suivant l’expression de Jules Lachelier : « L’incohérence au dehors, c’est la folie au dedans[1]. » Nous ne sommes des hommes que parmi les hommes ; nous ne sommes corps que parmi les corps. Sujet et objet relèvent donc d’un même plan de réalité, c’est-à-dire qu’ils dépendent d’un même système d’affirmations. L’idéalisme, ainsi compris, rejoint, en les légitimant, les conclusions auxquelles le réalisme a raison de se tenir, mais qu’il lui était interdit de justifier, puisque le préjugé de l’intuition immédiate l’arrêtait au seuil de l’analyse réflexive. L’univers de l’idéalisme, ce n’est pas celui qui se dissout dans la subjectivité de la conscience individuelle ; c’est celui dont la réalité s’impose à la conscience intellectuelle, foyer du jugement de vérité. L’alternative de l’idéalisme et du réalisme correspond, en définitive, à une position anachronique du problème. On imagine, déjà constitués à titre d’objets de représentation, un microcosme et un macrocosme. Sur quoi les uns diront que le macrocosme vient se refléter dans le microcosme, les autres qu’il est une projection du microcosme. Mais les deux formules sont également absurdes. Suivant l’idéalisme rationnel, il n’y a pas plus de moi avant le non-moi que de non-moi avant le moi ; car moi et non-moi sont deux résultats solidaires d’un même processus de l’intelligence. D’autre part, étant tous deux relatifs au progrès d’une activité coordonnante et unifiante, ils n’épuisent pas les ressources de cette activité. Le moi n’est pas seulement un individu, le non-moi un ensemble d’images. Car précisément (et c’est le fond même de la conception humaniste

  1. Citée (d’après le Cours de psychologie professé à l’École Normale Supérieure. 2e Leçon) par Gabriel Séailles, la Philosophie de Jules Lachelier, 1920, p. 19.