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fortifier l’une l’autre comme les deux mains qui s’étreignent dans la théorie stoïcienne de la connaissance et qui demeurent jointes. Le continuum quadridimensionnel de Minkowski, comme d’ailleurs le principe de moindre action ou le quantum d’énergie, ne se prête pas à des dissertations spéculatives, qui énuméreraient les éléments dont sont faites ces notions, les justifieraient chacun à part d’une façon claire et distincte, en légitimeraient enfin la synthèse par l’exigence d’une construction rationnelle. Les instruments mis à la disposition du physicien pour relier entre elles les données expérimentales provoqueraient plutôt l’étonnement que l’on éprouve devant une collection de clés anciennes aux formes tourmentées et bizarres. Encore pourrait-on penser que l’on comprendrait le mystère de ces clés, à la vue des serrures qu’elles ouvraient jadis. Mais les clés qui forment l’attirail du savant contemporain ont été forgées, non parce qu’il y avait déjà des serrures, mais pour découvrir en quelque sorte et forcer les serrures. La nature, qui se révélera grâce à ces clés, n’est pas une donnée préalable, et ce ne sera jamais une donnée. Elle manifestera son existence par un signe abstrait qu’elle tracera d’un trait irrécusable, par un chiffre dont la signification sera toute relative au procédé humain de mesure et de calcul. Avant d’avoir fait usage du thermomètre ou du galvanomètre, on ne sait rien de l’électricité ou de la chaleur. De même le monde se définit ce qui s’inscrit sur le cosmomètre einsteinien, ce qui imprime au continuum quadridimensionnel la courbure caractéristique du réel. Les constantes de la mécanique classique, masse ou mouvement, force vive ou énergie, la raison a pu se flatter de les avoir prévues, tout au moins d’y retrouver les caractères de la réalité substantielle ou de l’intelligibilité a priori. Mais les invariants fondamentaux sur lesquels repose la physique de la relativité sont au point de jonction de la théorie et de l’expérience. Leur objectivité participe autant à la complication subtile du calcul qu’à la technique minutieuse du laboratoire ; de telle sorte qu’il n’est plus possible d’opérer, sinon par la réflexion abstraite, la séparation entre ce qui vient de la coordination mathématique et ce qui vient des faits expérimentaux — calcul et expérience n’étant plus, ni l’un ni l’autre, à ce stade élémentaire, et à certains égards privilégié, où le mathématicien se référait à des idées simples, susceptibles de se définir à part et directement, où le physicien avait encore affaire à des objets donnés isolément dans l’intuition immédiate.