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signalement peut convenir à plusieurs individus, comme un même fait peut résulter de théories toutes différentes. La comparaison ne donne de résultats auxquels on puisse se fier que si l’on constate que dans un cas le prédicat est présent, que dans l’autre il est absent[1] ; ou, pour parler en toute rigueur, le positif de l’expérience ne se révèle que sous la forme d’une négation : un écart entre la conséquence prévue par la théorie et le résultat d’une observation, cela seul est, pour le savant, quelque chose de définitivement solide et objectif ; et, du fait que cet écart diminue, le processus expérimental comportera une valeur interne et croissante d’objectivité, sans admettre pour cela un objet qui lui soit transcendant.

Dire que la pensée physique n’est autre que la pensée mathématique, cela voulait dire, autrefois, que le physicien était asservi au préjugé dogmatique d’une déduction appuyée sur des essences intelligibles. Cela veut dire, aujourd’hui, qu’il est guéri du préjugé d’une expérience qui traduirait immédiatement la réalité d’un phénomène qualitatif. Cela veut dire qu’il n’est plus dépaysé devant l’aspect que sa propre science a revêtu avec la théorie des quanta ou avec la relativité généralisée, d’une science qui n’est autre chose qu’un va-et-vient entre une raison et une expérience également inépuisables, un système de chiffres ne se référant à aucune intuition préalable, ne conduisant à aucune représentation directe, mais impliquant, dans la solidarité nécessaire de l’expression abstraite et de la signification concrète, la connexion de l’intelligible et du réel.

Le type de vérité qui s’y manifeste, c’est bien celui que Kant a défini comme rapport réciproque entre la raison et l’expérience, raison humaine et expérience humaine. Seulement, nous l’avons montré, de cette raison et de cette expérience, Kant s’était encore fait une conception schématique et statique, qui permettait de les séparer comme on sépare le moule qui a reçu la pâte, et le gâteau qui sort du moule. Par là, le kantisme n’opposait pas d’obstacle définitif à l’antinomie d’une forme qui, pour se définir a priori, était exposée à s’évanouir dans une identité stérile, et d’une matière qui, pour s’affirmer comme être, s’érigeait en objet de représentation indépendante. Avec la théorie de la relativité, le danger de l’antinomie est radicalement écarté. Raison et expérience ne peuvent plus s’isoler, au risque de se tourner le dos : ils sont relatifs l’un à l’autre, condamnés à la symbiose, ou plus exactement peut-être destinés à se

  1. Cf. La Modalité du jugement, p. 20 et p. 162.