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Donc, la règle de l’évidence exprime l’absolu des essences simples ; et ces essences, la raison les connaît, en tant qu’elle est une faculté intuitive radicalement distincte de cette raison qui serait conçue simplement comme activité immanente au cours de l’investigation scientifique, et que nous appellerons, afin d’éviter toute confusion, rationalité. De son côté, la règle de l’énumération est destinée entre autres choses (car l’intention en est complexe) à nous assurer que la reconstitution de l’objet intelligible a un terme définitif, qu’elle aboutit à une confrontation décisive avec l’objet de l’expérience, de telle manière que ne subsiste aucune lacune dans l’explication, aucun résidu : la nature, élimination faite de ce qui n’est qu’apparence subjective (par exemple, les qualités sensibles des corps ou les fonctions psychiques des animaux) est intégralement résolue dans les conséquences tirées de principes clairs et distincts, principes appuyés pour leur capacité ontologique aux « perfections infinies de Dieu ».

Or, aux règles cartésiennes d’évidence et d’énumération, il est visible que la physique contemporaine ne saurait satisfaire. Pour ce qui concerne l’énumération, la critique décisive de Duhem montre que l’expérience cruciale est impossible. On ne peut prétendre à tracer une ligne de démarcation objective entre, d’une part, ce qui est relatif aux besoins de la technique expérimentale, exprimant les conventions de mesure et les propriétés des instruments, et, d’autre part, ce qui vient du dehors et représente l’apport de la nature considérée en soi. La confrontation réclamée par la quatrième règle entre l’objet intelligible et l’objet réel est hors du pouvoir du physicien. Et de même que le développement de la physique moderne exclut l’absolu d’une expérience qui serait par delà le processus expérimental, il exclut l’absolu d’une raison qui serait par delà le dynamisme rationnel, dont aussi bien les doubles démarches de l’analyse et de la synthèse manifestent la radicale relativité. Contre la règle de l’évidence, l’histoire des trois siècles écoulés depuis Descartes permet d’invoquer presque l’évidence elle-même. De l’examen des théories physiques ressort, comme un fait supérieur aux théories, et qui les domine toutes, l’impuissance de la physique à se convaincre elle-même que les notions auxquelles aboutit l’analyse et dont partira la synthèse ; soient susceptibles, je ne dis même pas d’une justification intrinsèque, mais d’une représentation intuitive, voire d’une définition claire et distincte qui permettrait de les isoler à titre d’éléments. La recherche de l’évidence, dont Descartes faisait la condition initiale pour exclure tout préjugé, s’est révélée dans