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avoir sur les intentions de Biran sur le but poursuivi par lui avec tant d’opiniâtreté, il faut avouer qu’elles n’éclairent à aucun degré la solution qu’il propose. Dans la description même qu’il présente d’un fait de sentiment, il y a quelque chose qui, manifestement, contredit au caractère constitutif d’un fait en tant que fait : le sentiment devrait être capable de dépasser l’actualité du moment où il se produit effectivement, de manière à ce qu’il pût atteindre, par delà le présent de l’aperception immédiate, la virtualité qui a précédé la donnée du sens intime et qui est destinée à lui survivre. Autrement dit, et avant de reconnaître que les affirmations de Biran fussent susceptibles, je ne dis pas même de vérité, mais de signification, il faudrait admettre une expérience qui nous assurerait la possession et de soi et de l’au delà de soi, comme si elle pouvait être tout à la fois et à son propre niveau de manifestation passagère et au niveau supérieur d’entité persistante, s’écoulant dans le temps et retenant pourtant la plénitude du temps. Une telle expérience est un monstre psychologique, dont on comprend que Biran ait hésité à revendiquer la paternité. C’est pourquoi, dans un texte qui, pour notre discussion, est capital, nous le voyons glisser, à côté de l’aperception immédiate, l’idée de l’analyse réflexive : « Quant à la force agissante et libre, constitutive de l’individualité personnelle, identifiée avec le moi, elle se connaît et s’éclaire elle-même par l’aperception immédiate interne, rayon direct de la lumière de conscience ; elle s’éclaire de plus par la lumière réfléchie de la pensée concentrée sur elle-même ou sur le principe de son activité, dans le passage de la force virtuelle à la force effective, ou dans l’acte volontaire où le mouvement est senti ou perçu comme produit de la cause ou de l’énergie durable qui se manifeste et qui est avant, pendant et après sa manifestation. La force virtuelle de l’âme, conçue ou éclairée par la lumière réfléchie, est le ratio essendi de la force active et intelligente que j’appelle mon âme, moi absolu non manifesté par la conscience ; le ratio cognoscendi c’est encore la même force moi, manifestée par l’aperception immédiate interne de l’effort voulu et actuellement exercé[1]. »

Mais alors la simplicité du fait primitif, et sans laquelle l’expression même de fait primitif serait illusoire, est irrémédiablement compromise. Nous ne pouvons pas, à moins de travailler pour nous tromper nous-mêmes, ne pas distinguer deux opérations : une aperception immédiate qui ressortirait à l’expérience pure, mais qui serait bornée par l’exercice

  1. Idée d’existence, Tisserand, p. 55.