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CHAPITRE LVI


HUMANISME ET SCIENCE


267. — Si les philosophes n’ont pas su encore faire surgir de la science moderne cette conscience intellectuelle, dont nous essayons de déterminer les traits principaux, nous en apercevons maintenant la raison profonde. Demeurés fidèles à des disciplines logiques qui ont été conçues antérieurement à l’apparition de la science, et sous la pression de préjugés réalistes, ils ont poursuivi un double mirage. Les uns rêvent d’un savoir rationnel qui dispenserait d’interroger l’expérience, car ce savoir serait capable de se transcender jusqu’à se concentrer dans un monde d’essences d’où la réalité de l’univers serait déduite a priori par la seule vertu d’un raisonnement formel. Les autres imaginent une perception objective qui dispenserait d’exercer l’activité propre à la pensée, parce que la perception se transcenderait jusqu’à devenir elle-même, ainsi que Hume l’a si fortement marqué, une chose douée d’une existence ininterrompue, par delà les inévitables intermittences de la présentation à la conscience. Le réalisme déductif, inspiré d’Aristote, implique une transcendance de la logique, contre quoi devait protester la logique véritable. Le réalisme inductif, inspiré de Bacon, implique une transcendance de la psychologie, contre quoi devait protester la psychologie véritable. De cette double contradiction, qui se manifeste par tant d’incertitudes et de paradoxes, la philosophie scientifique s’affranchira, nous croyons l’avoir établi, si elle s’interdit de mettre à profit, pour extrapoler et pour transcender, la science même qui est par définition pratique d’immanence et d’interpolation. Le savoir humain, celui qui est l’objet de l’expérience humaine, doit sa vérité à la connexion qui s’établit entre la rationalité et l’objectivité. On perd de vue le cours réel et l’existence même de ce savoir lorsqu’on se préoccupe de pousser hors de soi rationalité et objectivité, pour aboutir à isoler, et à opposer, la double entité d’une raison absolue et d’un objet absolu. Au contraire, la mission du philosophe sera de suivre, non seulement dans leur progrès indéfini, mais aussi dans leur intime solidarité, le double devenir de la rationalité et de