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monté jusqu’à l’intelligence de la vie. C’est le spectacle dont nous a rendu témoin l’opposition entre Cuvier et Lamarck. Nous n’avons pas à y insister de nouveau, encore moins à nous prononcer sur l’avenir de la doctrine proprement lamarckienne. Nous reconnaissons volontiers qu’après avoir manié des notions qui devaient fournir la solution de tous les problèmes comme si des rapports généraux étaient des instruments définitifs de travail, les biologistes, à mesure qu’ils serrent de plus près les données de l’observation, ont une attitude de plus en plus réservée à l’égard de formules qu’ils estiment trop simples et trop vagues pour nous rendre véritablement accessible la série effective des phénomènes. Mais quelque chose du moins est demeuré : l’idée que le monde des êtres vivants est un monde, comme le monde des corps. Le sentiment de leur isolement et de leur indépendance que les individus trouvent dans leur conscience immédiate, est une abstraction. Grâce aux méthodes qui ont permis d’établir l’unité du système solaire, se découvrent la solidarité de l’être avec son milieu, et, avec elle, en opposition aux tendances centripètes de l’instinct où la sympathie elle-même n’est qu’un moyen pour la satisfaction de l’égoïsme, les valeurs de désintéressement et de réciprocité, de justice et de générosité, qui apparaissent dans l’histoire humaine comme les conquêtes et qui demeurent les privilèges de l’intelligence. Avec Lamarck, « la France a fourni à la science et à la philosophie, au xviiie siècle, le grand principe d’explication du monde organisé, comme, au siècle précédent avec Descartes, elle leur avait apporté le plan d’explication de la nature inorganique[1] ».

Ainsi l’empirisme se trouverait définitivement condamné, à nos yeux, parce qu’il a laissé échapper cette fonction de l’intelligence, unifiante et solidarisante, qui se révèle dans la mathématique, et à qui sont dues tout à la fois la contexture du monde physique et la cohésion du monde moral. Par suite, il n’a pu étreindre cette nature même, dont l’image préconçue lui avait voilé la réalité de la science positive. À John Stuart Mill il ne reste dans les mains que des phénomènes, se succédant les uns les autres dans un espace indifférent ; en vain il s’efforce de les unir à l’aide d’un rapport de succession ; ce rapport demeure extérieur parce qu’il glisse en quelque sorte à la surface du temps, posé lui-même en dehors des phénomènes et d’une façon tout abstraite. Et là encore Bacon

  1. Bergson, la Philosophie française, Revue de Paris, 15 mai 1915, p. 241.