Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/613

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

duel de durée qui est caractéristique, qui est constitutif, de la vie intérieure. La conclusion serait donc celle-ci : l’intelligence, cherchant à manier l’espace et le temps qui sont les instruments de la mesure et les conditions de la science, sera obligée de les déraciner du terrain où ils ont leur être véritable ; elle sera réduite aux fantômes de l’espace en soi et du temps en soi qui errent en quelque sorte dans les intermondes, flottant entre les qualités des consciences et les qualités des choses, ne reflétant que la prise la plus superficielle de l’esprit sur l’aspect le plus extérieur de la réalité : « Ce qu’il y a de fluide dans le réel lui échappera en partie, et ce qu’il y a de proprement vital dans le vivant lui échappera tout à fait. Notre intelligence, telle qu’elle sort des mains de la nature, a pour objet principal le solide inorganisé[1]. »

Pour nous, cependant, quelque chose rend difficile à maintenir cette conception de l’intelligence : c’est qu’elle se réfère à une interprétation du savoir scientifique qui nous semble définitivement dépassée par l’évolution de la pensée humaine, car il est visible qu’elle a sa source dans la philosophie des mathématiques, devenue classique avec l’Esthétique transcendentale. Là, en effet, avec le nombre entier et avec la géométrie euclidienne, le monde de la quantité apparaissait donné d’un coup, à jamais cristallisé dans des formes a priori. Dès lors aussi, la physique mathématique, procédant par déduction, exigeait le sacrifice de ce que l’expérience révèle de divers et de spécifique, de perpétuellement mobile et de perpétuellement nouveau dans les apparences de l’univers. Mais l’enquête que nous avons poursuivie sur l’évolution de la pensée à travers les trois derniers siècles ne nous permet plus de poser l’alternative, telle quelle, entre le réalisme de la qualité et le réalisme de la quantité. Nous avons vu ces deux réalismes se détruire l’un l’autre. Plus exactement, le progrès de la physique mathématique les détruit l’un l’autre, au profit de l’idéalisme qui fait de la mathématique un instrument souple et vivant, infiniment plastique et infiniment fécond, destiné à capter et à rendre présentes, sinon pour les sens du moins pour l’intelligence, celles des qualités que l’infirmité de notre organisme et de notre perception laissait échapper, à préciser, à nuancer, notre connaissance des autres, en les reliant à l’universelle réalité qui conditionne leur devenir.

Pour suivre à travers tout son développement le service rendu par l’instrument mathématique à la science positive, il nous semble donc qu’une chose est avant tout nécessaire :

  1. Bergson, l’Évolution créatrice, p. 166.