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telles assertions ne prennent une apparence d’immédiation que par les abréviations du langage usuel, qui les transforme d’ailleurs en autant d’erreurs manifestes. À des faits vulgaires opposons des faits vulgaires. Il n’est pas vrai que l’eau noie, car dans l’eau on prend aussi des bains ; ce n’est pas l’eau qui noie, c’est beaucoup d’eau ; on peut dire, sans grand paradoxe qu’un peu d’eau dans une mare ne fait pas le même effet que beaucoup d’eau dans la mer. De même le feu peut réchauffer sans brûler ; et une trop grande quantité d’aliments provoque l’indigestion au lieu de nourrir. Guérir et empoisonner sont assurément deux propriétés contraires ; l’expérience nous dérouterait bien plutôt qu’elle nous instruirait, si nous en rapportions les effets directement à la qualité des substances, sans tenir compte de leur dosage.

265. — C’est donc une gageure que de vouloir élever un système de Logique inductive, destiné à fonder la méthode de la physique, en commençant par escamoter la théorie de la mesure, et en n’accordant qu’une place subordonnée à la considération de la quantité, en en faisant simplement une circonstance favorable pour une application plus aisée de la méthode directe, alors que la physique est essentiellement, comme y insiste d’une façon si heureuse M. Norman Campbell au début de son récent ouvrage : Physics, The Elements[1], la science de la mesure. Comment alors expliquer qu’en plein xixe siècle John Stuart Mill se soit engagé dans une pareille aventure ? C’est, croyons-nous, que la théorie de la mesure est liée à la théorie de l’intelligence, que, pour se rendre compte du rôle que joue la mesure dans la constitution de la science positive, il faut avoir compris au juste en quoi consiste l’intelligence. De quoi il convient que nous cherchions à faire la preuve, afin de redresser la perspective d’illusion qui a entraîné la persistance singulière du réalisme qualitatif.

Toute mesure se fait dans l’espace, et corrélativement dans le temps, définis comme fournissant les dimensions élémentaires. Mais où seraient pris, du point de vue empiriste, ces instruments de mesure ? Ce n’est pas à l’intérieur des choses. Dans un réalisme des qualités, où les corps préexistent à l’espace, il n’y a pas d’étendue : on est seulement autorisé, ainsi que le fait d’ailleurs Aristote, à parler du lieu comme d’une propriété inhérente à tel ou tel corps. Et de même, la réalité du temps, en sa vérité psychologique, consiste, suivant l’éclatante démonstration de M. Bergson, dans le rythme indivi-

  1. Cambridge, 1920, p. 5, n. 1.