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un dogmatisme à un autre. Le réalisme qualitatif de Bacon avait cru trouver dans l’induction une machine à éliminer les hypothèses. Or cette croyance implique le postulat qu’il n’y a pas d’autres hypothèses que celles qui sont consciemment et explicitement introduites dans le système du savoir.

Mais justement d’un tel postulat l’histoire a fait justice. La conception d’une nature qui préexisterait à la science et qui se représenterait telle quelle dans l’esprit humain, admise d’emblée par l’empirisme, est elle-même une hypothèse, et qui nous a paru contredite par le développement de la physique depuis Bacon. Certes, le réalisme qualitatif sera toujours en droit de soutenir qu’on tourne le dos à l’être véritable, en abandonnant la plénitude charnelle de la qualité pour le squelette et l’ombre de la quantité. Mais il se transforme alors en doctrine métaphysique, qui prolonge l’expérience humaine au delà de ce qu’elle a de proprement humain, qui transcende les données en apparence immédiates jusqu’à rétablir l’unité indivisible d’un continu tout qualitatif. Quand, au contraire, le réalisme qualitatif prétend, avec Mill, se placer sur le terrain du savoir positif, fournir à la physique la garantie d’une objectivité absolue, en écartant l’apport prétendu illégitime, l’intrusion arbitraire, de l’activité spécifiquement intellectuelle, alors, par cette prétention même, il met en évidence l’écart qu’il y a une théorie naturaliste de la science et la science même de la nature. S’il est en effet une « variation concomitante » dont le naturalisme aurait dû tenir compte, c’est bien celle-ci : la physique a revêtu un caractère de positivité scientifique d’autant plus accentué qu’elle s’éloigne davantage de la qualité en tant que telle, pour s’attacher aux seuls coefficients obtenus par la mesure. Cette condition de mesure est préalable à toute conception, à tout langage d’ordre scientifique : « Je dis souvent, écrit lord Kelvin dans un passage cité par Lucien Poincaré[1], que si vous pouvez mesurer ce dont vous parlez et l’exprimer par un nombre, vous savez quelque chose de votre sujet, mais si vous ne pouvez pas le mesurer, si vous ne pouvez pas l’exprimer en nombre, vos connaissances sont d’une pauvre espèce et bien peu satisfaisantes. » De cette thèse, l’on ne pourrait assurément souhaiter guère d’illustration plus piquante que les exemples mêmes invoqués par Mill : « Food nourishes, Fire burns, Water drowns. » Seraient-ce là, comme il le laisse entendre, des données de l’expérience immédiate à ce titre dignes de toute notre confiance ? Évidemment non. De

  1. La Physique moderne, p. 22.