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tion : il restera la nature elle-même qui est l’objet de la science.

Telle est, effectivement, sinon la pensée de Bacon qui ne se laisse emprisonner dans aucune formule, du moins le programme d’un naturalisme qui procède de l’influence baconienne. Mais, si séduisant que soit ce programme, on peut dire qu’il manifeste, et par sa séduction même, le caractère d’utopie qui est inhérent au dogmatisme, qui apparaît dans un dogmatisme de l’expérience, de la nature donnée, plus scandaleux encore que dans un dogmatisme de la logique et de l’être en soi. Le réalisme naturaliste prend pour norme de vérité un contact immédiat qui s’établirait entre l’homme et les choses. Une expérience immédiate, c’est nécessairement aussi une expérience originelle. Il faudrait donc que la nature, par une sorte de grâce spontanée, se présentât à l’homme de telle façon que la structure du sentant n’altérât en rien la réalité du senti ; le but de la connaissance serait atteint d’emblée, sans qu’il y eût à considérer pour elle-même cette connaissance, à lui conférer en quelque sorte une épaisseur intrinsèque, à l’interposer entre nous et les choses. Mais c’est ici que nous nous heurtons au caractère le plus ostensif de l’expérience humaine : l’humanité, dans le cours effectif de son évolution, n’a pas joui, ou n’a pas su se contenter, de cette expérience immédiate qui serait l’A et l’Ω du savant. C’est un fait que l’empirisme a dû être découvert, tout au moins redécouvert, comme exprimant, au rebours des pratiques devenues naturelles à l’humanité, un idéal de marche vers la nature, ou de retour à la nature. Un tel fait appartient au plan des phénomènes, il est conditionné par des antécédents qui appartiennent eux-mêmes à l’ordre de l’expérience et de la nature. Finalement donc, nous ne pouvons ériger le réalisme du donné en un programme d’avenir, sans nous heurter à la constatation qui risque de tenir en échec le programme : l’homme souffre d’une inaptitude radicale et foncière à saisir le donné en tant que donné.

De ces conséquences, inévitables dans l’hypothèse du naturalisme pur, Bacon a eu le sentiment profond. Nul n’a davantage insisté sur la discordance radicale, discrepantia harmoniæ, entre l’esprit de l’homme et l’esprit du monde. Nul n’a prononcé avec plus de force les paroles qui commandent de laisser à jamais tout espoir dans le chemin vers la science et vers la réalité. Que peut-on attendre de l’homme, du moment que son entendement, suivant l’une des théories fondamentales du Novum Organum, « semblable à un miroir infidèle, infléchit les rayons émanant des choses, mêle sa