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CHAPITRE LIV


ANTHROPOMORPHISME ET DÉDUCTION


257. — Que l’on envisage les stades inférieurs de la civilisation actuelle, ou que l’on se reporte aux temps les plus lointains de l’histoire, l’expérience que l’homme paraît avoir eue de l’univers se dessine, en sa forme initiale, comme spécifiquement et absolument humaine. L’homme ne se donne pas seulement le spectacle des choses ; il s’y introduit à titre d’acteur, et c’est son propre jeu dont il contemple, à travers les choses, la projection et le reflet.

Une pierre, tombée de haut, tue un homme ; elle ne l’aurait même pas blessé si elle l’avait touché dès le moment où elle se détachait du mur. Comment a-t-elle acquis ce supplément de force par le fait seul de la différence de niveau ? On se heurte à des points d’interrogation, sur lesquels s’exercera pendant des siècles la sagacité des générations. Au contraire, la pierre est lancée contre cet homme par un voisin qui a déjà eu querelle avec lui : alors les témoins, par analogie avec leur propre manière de sentir et d’agir, voyant celui de qui le coup est parti comme celui qu’il atteint, ont l’impression de comprendre tout à la fois et le moyen mis en œuvre et le but poursuivi ; leur curiosité reçoit complète satisfaction. Il sera tout naturel qu’à l’expérience proprement physique, dépourvue par elle-même de tout caractère explicatif, s’ajoute l’expérience d’origine psychologique. Ce que celle-là ne fournit pas, celle-ci l’apportera, en superposant au plan des phénomènes visibles et tangibles un plan de l’invisible, de l’insensible, qui sera le plan de la causalité.

Qu’un tel mouvement de pensée soit naturel, cela n’empêche nullement qu’il soit illusoire. La considération de l’histoire nous a rendus familiers avec cette hypothèse que les hommes ont commencé par l’erreur, qu’ils ne se rendent guère à la vérité sans avoir d’abord battu tous les chemins où l’erreur pouvait se rencontrer et quand il n’y a presque plus moyen de faire autrement. Montaigne et Descartes ont inauguré la philosophie des temps modernes lorsqu’ils ont opposé le bons sens, fonction de discernement clair et distinct entre le vrai et le faux, au sens commun, à la tradition du consen-