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son. L’intelligence du savoir scientifique réclame un effort de réflexion sur la perspective selon laquelle l’esprit dispose et les notions qui seront l’instrument de sa conquête et les données par lesquelles l’expérience répond à ses questions, sur la façon dont l’adaptation du mesurant au mesuré permet d’établir la connexion et l’harmonie entre les notions d’ordre rationnel et les faits d’ordre expérimental. Et le secret de cette perspective, nous ne le saisirons que si nous savons plonger dans le lointain de l’histoire, si nous voyons comment, par l’élan de l’invention et par la réaction inattendue de l’observation, se sont développées, cristallisées puis rompues, les notions qui servent à mettre en équations le problème de l’univers, comment ont été refondues et assouplies, compliquées et subtilisées, les méthodes qui donnent le moyen de perfectionner sans cesse l’approximation des solutions atteintes.

Conclusion décevante, nous l’avouons une fois de plus, pour quiconque aspirait à une philosophie de la nature, ou du moins à une philosophie de la science. Notre enquête ne nous conduit nullement à fixer le tableau achevé du savoir scientifique, se distribuant dans des canaux tracés à l’avance, satisfaisant au goût de la symétrie, à la manie de la régularité. Ce qu’elle nous offre, c’est tout autre chose, et qui est, d’après nous, singulièrement plus riche : c’est le cours de la pensée avec les sinuosités et les coudes brusques, les lacs étales et les chutes rapides, des fleuves naturels. Prise à un moment donné, à l’époque actuelle par exemple, la pensée humaine représente un point particulier dans le cours du fleuve. Or ce qui s’observe en ce point : écartement des rives, inégalités de profondeur, volume et vitesse de l’eau, cela ne peut point se considérer à part, cela ne se comprend point par la seule inspection d’une portion isolée du fleuve. La nature, considérée indépendamment de l’esprit qui la connaît, est, à nos yeux, une abstraction, et semblablement la science considérée indépendamment de son devenir. La courbe déjà si compliquée, qui dessinerait, selon notre savoir d’aujourd’hui, la configuration de notre univers scientifique, n’exprime qu’une sorte de coupe instantanée dans la chaîne qui relie les unes aux autres, à travers l’évolution de l’humanité, les différentes courbes qui correspondent elles-mêmes aux idées que les diverses générations ont eues de l’univers.

La philosophie de la pensée se proposera précisément de former cet enchaînement dont les visions successives de l’univers constituent les éléments, avec l’espoir d’aboutir à tout autre chose qu’à un agrégat d’opinions disparates et divergentes, de s’orienter vers une critique immanente, à la fois