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Biran finirait donc par reconnaître qu’il est loisible aux physiciens de se borner à l’ordre de succession empirique, sans jamais s’embarrasser d’une doctrine causale qui est incapable d’apporter aucune lumière sur la nature des phénomènes déterminés, sur la raison de leur enchaînement. Ne s’expose-t-il pas alors au reproche qui fut adressé jadis par Aristote à Platon, qu’il double, en réalité, la difficulté dont il avait espéré fournir la solution ? À la causalité physique, qui exprime des relations expérimentales sous forme d’équations, est superposée une causalité métaphysique, dont le propre est de demeurer indéterminée, qui évoquerait l’idée d’une action libre. De celle-ci à celle-là, le passage est impossible, puisque précisément les caractères de l’une contredisent aux caractères de l’autre.

C’est, comme il le dit expressément dans ses Réponses à M. Stapfer, pour triompher du scepticisme, après que « Hume lui-même a porté un coup mortel à l’empirisme dogmatique », pour sauver l’universalité et la nécessité du principe de causalité, que Biran se référait à son « point de vue sur la causalité identifiée avec la personnalité originelle ou avec le sujet primitif de conscience ». (Cousin, IV, 368.) Or, s’il y a une évidence dont il soit permis de parler en ce monde, n’est-ce pas l’impossibilité que de l’individuel et du libre sortent l’universel et le nécessaire ?

L’analogie de la force moi et la force non-moi, qui avait été primitivement invoquée pour garantir la valeur de la science, en même temps qu’elle puisait dans l’existence même de cette science le témoignage de sa réalité, risque donc de demeurer en l’air. Et, de fait, Maine de Biran lui-même avoue, à certains moments du moins, qu’elle lui apparaît précaire et inconsistante : « J’ai pensé autrefois qu’il suffisait d’éprouver une impression passive, dont le moi avait d’abord été cause, pour rapporter immédiatement cette impression passive à une cause étrangère. J’y vois aujourd’hui plus de difficultés ; et je trouve, entre le sentiment individuel de la causalité du moi, et la croyance ou notion nécessaire universelle de cause, un abîme qui ne peut être franchi avec le seul secours de l’analyse, et par l’analogie ou


    d’un article de Biot Sur l’Esprit de système, paru dans le Mercure de France, en 1809. « Le véritable objet des sciences physiques n’est pas la recherche des causes premières, mais la recherche des lois suivant lesquelles les phénomènes se sont produits. Lorsqu’on explique les mouvements des corps célestes par le principe de la pesanteur, on ne considère point ce principe comme une qualité occulte, naturellement inhérente à la matière, mais comme une loi générale suivant laquelle les phénomènes ont lieu réellement. » (Mélanges scientifiques et littéraires, t. II, 1858, p. 112.)