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nombrer que les chances d’événements sensibles divers. De là, une multitude d’illusions et de mécomptes ; car les plus savants sont eux-mêmes les plus aveugles. Aussi, quand les physiciens se vantent d’avoir ramené leur science à ce qu’elle doit être, savoir, à l’observation et à la liaison expérimentale des phénomènes, en faisant totalement abstraction des causes, ils se vantent d’une victoire impossible, remportée sur une loi nécessaire de la conscience. Pour faire abstraction complète de la causalité, il faudrait pouvoir abstraire le moi pensant, en continuant à penser ou raisonner. » (Ibid., IV, 400.)

16. — La netteté des affirmations qui forment le tissu de la théorie ne comporte aucune réserve : une philosophie de la nature et de la science réclame, comme son fondement légitime, le fait primitif de conscience. Aurait-il donc échappé à Biran que ces affirmations, avant de prétendre à se coordonner pour constituer une doctrine véritable, devraient commencer par être homogènes les unes aux autres ? N’est-il pas apparent, à suivre les textes eux-mêmes, qu’elles portent, les unes sur le monde intérieur, les autres sur le monde extérieur, qu’elles reposent tantôt sur l’observation immédiate du moi tantôt sur l’induction métaphysique, pour être de là transportées sur le terrain de la science positive. Non pas ; et c’est Biran lui-même qui écrit : « La notion de cause ne fait point partie intégrante des phénomènes sensibles ; elle n’est pas un élément de nature homogène aux différentes qualités ou circonstances, que nous pouvons y découvrir par l’application de nos sens ou de nos instruments. » (N., II, 327.) Et ailleurs, avec plus d’énergie encore[1] : « Toute cause est occulte[2] par sa nature en ce sens qu’elle ne peut se représenter ou se figurer au dehors. Il ne s’agit pas d’en faire un moyen d’explication ; tout au contraire, on la donne ou on l’exprime comme la limite nécessaire de tout ce qu’il est possible ou permis d’expliquer, de traduire en images, de résoudre en éléments sensibles… Le ridicule ne serait que dans l’explication du pourquoi. Quant au comment de la production de l’effet, l’explication se borne à analyser les conditions expérimentales qui rendent cet effet possible, en tant que ces conditions sont elles-mêmes des faits homogènes et correspondants à celui qu’il s’agit d’expliquer. »

  1. Considération sur les principes d’une division des faits psychologiques et physiologiques, 1823. Cousin, III, 165-167.
  2. Biran songe ici à la controverse soulevée par la formule newtonienne de la gravitation, et plus particulièrement peut-être à un passage important