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phie », sont des sciences, non du monde, mais de la Nature, des sciences physiques. « Le propre des sciences physiques est de relier en système des vérités immuables et des lois permanentes, qui tiennent à l’essence des choses ou aux qualités indélébiles dont il a plu à la puissance suprême de douer les choses auxquelles elle donnait l’existence[1]. »

La distinction des sciences physiques et des sciences cosmologiques a des racines profondes dans la pensée de Cournot : les premières, « ce sont celles auxquelles s’applique en toute rigueur ce que les anciens disaient de la science en général : qu’elle n’a jamais pour objet le particulier, l’individuel » (Ibid.). D’autre part, la considération des essences immuables livre directement à l’homme l’aperception de cet ordre proprement rationnel qui surplombe l’ordre de la succession causale, et que la philosophie de l’histoire a pour mission de dégager, même sur le terrain des faits qui semblent voués à refléter dans leur complexité les mille accidents des hommes et des choses[2].

230. — Or, de même que le crédit de la philosophie de l’histoire a sans cesse diminué, à mesure que le développement des recherches historiques nous a permis un commerce plus familier et un contact plus étroit avec la réalité véritable de l’histoire, de même on peut se demander si l’évolution de la physique contemporaine n’a pas eu pour résultat de nous détacher de plus en plus des spéculations qui visaient à retrouver les universaux du conceptualisme antique et si dans les diverses branches de la physique pure, dans la théorie de la pesanteur comme dans la thermodynamique, dans l’optique comme dans l’électromagnétisme, ne s’introduisent pas un certain nombre de coefficients obtenus par voie expérimentale, qui sont liés à la structure telle-quelle de notre monde et sans lesquels les lois, ou plutôt les relations fondamentales, ne sauraient être ni complètement formulées, ni exactement vérifiées.

À cet égard, et rien n’atteste davantage la force de son génie critique, Cournot fournit lui-même l’exemple que nous avons à invoquer contre sa doctrine. Qu’on relise, à la lumière de la théorie einsteinienne de la gravitation, les paragraphes 183 et 184 du Traité de l’Enchaînement des Idées Fondamentales dans les Sciences et dans l’Histoire : « Deux systèmes, pour

  1. Traité, § 181, 182. Éd. citée, p. 204.
  2. Voir en particulier dans l’Essai de 1851, le chapitre II : De la Raison des choses, § 20 et 21, Édit. 1912, p. 24 et 25.