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tielle, c’est admettre que le temps n’est qu’une illusion, ou c’est s’élever à un ordre de réalités au sein desquelles le temps disparaît. »

Cournot a donc eu la conscience la plus nette de ce qu’il y a d’original dans sa conception de l’histoire, et qui va se montrer fécond au delà de toute prévision : c’est que la science, en tant qu’elle adjoint aux principes de la théorie des faits spécifiquement historiques, comporte une vérité qui n’a pas seulement pour objet le temps, canalisé en quelque sorte et défini par la régularité de son flux, comme le temps absolu de Newton et de d’Alembert. Elle a une vérité qui naît du temps, non encore apprivoisé et capté, rendu à la spontanéité de son cours naturel.

Cette conclusion se confirme, en même temps que peut-être elle s’éclaircit, si on la confronte avec les embarras où une vision réaliste de l’univers avait engagé la doctrine du temps. À cet égard, nous avons eu occasion d’y insister jadis, les Grecs nous ont conservé un témoignage aussi important que les paradoxes de Zénon d’Elée : c’est l’aporie célèbre où Diodore Cronos mettait en évidence l’impossibilité de relier les éléments passés et les événements futurs par un rapport de causalité, qui logiquement implique l’homogénéité des termes entre lesquels il s’établit[1].

En effet, les Grecs partaient d’une représentation tout intuitive, où le passé était donné avec sa nature de passé, c’est-à-dire comme immuablement fixé, par opposition aux éventualités diverses entre lesquelles flottait encore l’indétermination de l’avenir. Un tel contraste permettait à la dialectique mégarique, dont se réclamait Diodore Cronos, de se jouer comme à plaisir des affirmations aristotéliciennes sur le déterminisme et la contingence : le processus temporel, ayant pour effet de rejeter perpétuellement dans le passé l’événement considéré comme futur, transforme en nécessaire ce qui avait été posé comme contingent, et introduit la contradiction dans le système des thèses dogmatiques.

Mais, précisément ici, entre le déterminisme du passé qui exprimerait une nécessité absolue et la contingence de l’avenir qui correspondrait au pur possible, la notion d’histoire, prise, comme dit Cournot, « dans son acception philosophique la plus large[2] », insère le moyen terme de l’existence réelle, de la vérité catégorique, dont on peut dire qu’elle est bien le contingent, au sens étymologique du mot, c’est-à-dire

  1. La Modalité du Jugement, p. 50.
  2. Traité, § 182 ; nouvelle édition, 1911, p. 205.