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objectives, par exemple, qui permettront ou qui excluront tel ou tel itinéraire dans tel intervalle donné, en s’aidant aussi de ses postulats psychologiques et sociologiques, ou de ses partis pris de méthode. Nous sommes notre propre juge d’instruction ; et lorsque nous croyons nous borner à interroger notre passé, nous complétons les réponses, et nous le reconstituons. Un rêve m’est donné, au réveil, comme un tableau « futuriste », c’est-à-dire comme un ensemble de données fragmentaires qui chevauchent les unes sur les autres ; je ne puis le raconter à autrui, je ne puis me le raconter à moi-même, qu’en y introduisant un certain ordre, en versant en quelque sorte l’espace dans le temps, substituant la succession des moments à la juxtaposition des images. Il en est de même, en général, pour l’évocation de mon passé. Je dois le construire moi-même pour moi-même, à mes risques et périls, et en particulier avec le danger de le déformer, sous la poussée des tendances apologétiques qui me font adopter, consciemment ou inconsciemment, l’attitude d’un plaidoyer ou d’une Théodicée,

La théorie psychologique du temps que nous venons de rappeler montre comment l’activité de la perception est orientée vers l’activité de la science. L’humanité fait par rapport à l’univers ce que fait l’individu par rapport à sa vie pratique. Elle reconstitue sa généalogie, elle anticipe sur son avenir. Une telle conception s’appuie sur le déterminisme de l’univers. Il est pourtant vrai qu’elle échappe à l’antinomie, ou plus exactement qu’elle ne laisse pas naître l’antinomie, créée entre l’absolu d’un déterminisme intemporel, et l’absolu d’une contingence radicale. Et c’est ce qu’avait admirablement aperçu Cournot, lorsqu’il a définitivement rompu le cercle des conflits dogmatiques, en introduisant une notion que Comte avait systématiquement écartée du domaine de la philosophie naturelle : la notion de donnée historique, en tant que distincte de la donnée théorique : « Une intelligence, écrit-il dans l’Essai[1] qui remonterait bien plus haut que nous dans la série des phases que le système planétaire a traversées, rencontrerait comme nous des faits primordiaux, arbitraires et contingents (en ce sens que la théorie n’en rend pas raison), et qu’il lui faudrait accepter à titre de données historiques, c’est-à-dire comme les résultats du concours accidentel de causes qui ont agi dans des temps encore plus reculés. Supposer que cette distinction [entre la donnée historique et la donnée théorique] n’est pas essen-

  1. § 312, nouv. édit., 1912, p. 460.