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tion a priori, qui serait étranger et indifférent au phénomène. Le temps constitutif du rapport causal a une propriété spécifique, et cette propriété réside dans un fait irréductible aux cadres préétablis de l’intelligence, dans le fait que chaque réalité présentée à l’expérience s’évanouit immédiatement à nos yeux en conséquence même de sa présentation, passant, pour employer des termes qui ont ici leur sens le plus fort et le plus plein, du présent qui fait tout leur être au non-être du passé. À quelles conditions donc la raison aura-t-elle prise sur cette succession d’évanouissements perpétuels, qui constitue le fond de l’expérience en tant que telle ? La première condition, c’est de retrouver, à travers le temps qui s’écoule, quelque chose qui résiste à cet écoulement, qui apparaisse identique au point de départ et au point d’arrivée. Sans cela il ne serait pas légitime de parler d’un changement ; nous aurions seulement le droit de noter deux perceptions différentes qui se sont succédé dans une même conscience, aussi hétérogènes que la vue d’une page que je suis en train de relire et le bruit du vent dans la cheminée. Ainsi, la science positive a besoin, tout d’abord, d’un invariant qui lui permette de poser l’antécédent et le conséquent comme membres d’une même série, Une fois donné cet invariant (que la science du xviiie siècle déterminait comme conservation de la masse, auquel la physique moderne a donné la forme plus compréhensive de la conservation de l’énergie), le champ est ouvert à l’étude des relations fonctionnelles par lesquelles la série se constitue effectivement grâce à la détermination des termes dans cette qualité caractéristique qui fait que l’un est cause et que l’autre est effet, que, de l’un à l’autre, un changement est arrivé. Autrement dit encore, cette étude aura pour objet de saisir l’antécédent en tant que tel, le conséquent en tant que tel. Voilà comment, en définitive, et survivant à la ruine de l’édifice métaphysique élevé par Kant sur la base de la mécanique newtonienne, les formules de l’Analytique transcendantale ont le privilège d’offrir et la conscience lumineuse et la justification adéquate de la double exigence par laquelle se manifestera la solidarité de la raison et de l’expérience dans la science contemporaine : l’exigence d’un invariant ou d’une constante, qui sera remplie par les principes de conservation, l’exigence d’une causalité, dont la vérité se constituera suivant le cours intrinsèquement donné, et en soi irréversible, des relations temporelles[1].

  1. Cf. Hannequin, les Principes de l’Entendement pur (Revue de Métaphysique, 1904, p. 415), et Études d’histoire des Sciences et de la Philosophie, t. II, 1908, p. 269.