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ensuite comment ces formes, prises en soi, sont susceptibles d’un contenu réel. Mais si l’espace du géomètre n’est qu’une abstraction, a fortiori en sera-t-il de même du temps prétendu arithmétique, qui est hors d’état, je ne dis pas seulement de soutenir une science réelle de l’univers, mais même de rendre le service pour lequel Kant l’avait fait intervenir dans l’Esthétique transcendantale, de fonder la science des nombres, par symétrie avec l’espace, fondement de la science des figures.

Le développement des conceptions non euclidiennes permet de nous rendre compte que nous ne sommes capables de saisir la nature de l’espace, même géométrique, qu’à la condition d’insérer la notion géométrique entre le travail organisateur de notre horizon quotidien et le passage par prolongement de l’espace terrestre à l’espace astronomique. De même et plus évidemment encore, puisqu’il n’y a pas de discipline directe du temps, susceptible d’apporter à la notion du temps l’appui d’une représentation intuitive, il nous sera impossible d’espérer comprendre le temps si nous le confinons dans un splendide et stérile isolement, si nous cherchons à l’apercevoir dans le schème abstrait d’une longueur substituée à son cours effectif, et non dans la liaison avec les événements qui fait qu’il y a pour nous succession véritable, par suite véritablement du temps.

Un point curieux à noter ici, et qui est sans doute l’un des paradoxes de l’histoire de la pensée humaine, c’est que, pour passer du schème abstrait qui engendre les antinomies kantiennes au temps véritable, nous n’avons pas à sortir du kantisme lui-même. Le passage s’opère dans la Critique de la Raison pure ; et nous avons eu l’occasion d’y insister, lorsque nous avons mis en opposition, d’une part le temps de l’Esthétique transcendantale, temps arithmétique qui est, comme le réceptacle spatial dont il est le symétrique, un milieu homogène et indifférencié, d’autre part, le temps causal de la seconde Analogie de l’Expérience, qui, lui, est tout autre chose qu’une forme a priori, qui se caractérise par une qualité intrinsèque : le fait d’aller dans un sens, comme un fleuve va d’amont en aval. Il est possible d’ailleurs que la dualité des théories sur le temps risque de compromettre l’équilibre de la doctrine kantienne, envisagée sous son aspect littéral. Elle n’en marque pas moins, selon nous, une étape décisive vers la solution proprement critique des problèmes posés au philosophe par la science de la nature.

Dire que la relation causale est une relation temporelle, cela ne veut pas dire qu’il s’agisse de poser les phénomènes dans un milieu, objet d’appréhension empirique ou forme d’intui-