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224. — Nous venons de remonter des difficultés que les savants ont rencontrées pour l’exposé des principes de la mécanique classique, à l’examen des opérations par lesquelles l’esprit humain parvient à la mesure du temps. De là nous allons tenter d’expliquer les embarras où les philosophes se sont précipités lorsqu’ils n’ont point aperçu, ou qu’ils ont cru devoir effacer, la barrière entre, d’une part, l’œuvre de l’activité intellectuelle qui crée les moyens de faire entrer la considération du temps dans la systématisation des phénomènes universels, et, d’autre part, l’entité du temps prise isolément, abstraction faite des phénomènes réels dont est dégagée la détermination de sa quantité.

Pour rendre compte de ces embarras, nous commencerons par supposer, avec les doctrines qui postulent le primat de la représentation, que le temps soit donné, en dehors des choses, dans un concept qui le définit entièrement. Ce temps possède un cours, destiné à être rempli par ce qui arrive dans le monde réel, par les événements successifs de l’univers. Ce « remplissage » du temps s’accomplira dans le sens où coule le temps, de l’avant à l’après ; il implique donc une origine. Quelle sera cette origine ? Si elle est reculée à l’infini, le calcul ne sera jamais accompli qui mènerait à l’événement actuel ; car, pour être accompli, le calcul devrait porter sur un nombre fini. Ainsi apparaît la thèse sur laquelle le néo-criticisme a insisté avec tant de vigueur : l’événement actuel sera séparé de l’origine par un nombre, aussi grand que l’on voudra, mais toujours déterminé, d’événements. Rien ne saurait être compris comme arrivant réellement, qui devrait être précédé d’une infinité de phénomènes successifs. « Il est, affirme Renouvier, impossible que des durées aient été ajoutées sans commencement dans le passé, aussi bien qu’il est impossible que leur somme sans fin soit jamais formée dans le futur[1]. » À cette impossibilité correspondra donc la nécessité de poser un événement qui soit l’événement premier, à partir duquel seront comptés les phénomènes, jusqu’au phénomène qui se passe actuellement sons nos yeux. Mais cette nécessité, que le néo-criticisme affecte de poser comme une exigence élémentaire de la logique, soulève à son tour une nouvelle impossibilité, d’un tout autre caractère selon nous ; car elle ne sera plus une illusion d’ordre imaginatif ; elle ne tient pas simplement à ce qu’on étale le temps pour en faire un objet de représentation supposé analogue à la représentation spatiale ; elle est

  1. Les Principes de la Nature, IV : A. Multiplication et division des phénomènes : 2e édit., t. I, 1892, p. 82.