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un côté descende plutôt que l’autre. Or par ce principe seul, savoir : qu’il faut qu’il y ait une raison suffisante, pourquoi les choses sont plutôt ainsi qu’autrement, se démontre la divinité, et tout le reste de la Métaphysique ou de la Théologie naturelle, et même en quelque façon les principes physiques indépendants de la mathématique, c’est-à-dire les principes dynamiques ou de la Force. » (Deuxième écrit à Clarke.)

La moralité à tirer, selon nous, de ce texte, c’est que le vice dogmatique apparaît analogue dans le dogmatisme de la raison et dans le dogmatisme de l’expérience. La critique de l’empirisme montre que l’expérience apporte un enseignement irrécusable lorsqu’elle fait apercevoir l’écart entre les conséquences prévues par la pensée et les résultats donnés par l’obversation ; l’erreur du dogmatisme est de transformer cet enseignement tout négatif en révélation positive, d’attribuer à l’expérience un contenu intuitif. Le passage de la science à la métaphysique, ou plus exactement de la critique au dogmatisme, n’est pas moins manifeste chez Leibniz lorsque, par une sorte d’extrapolation implicite, il franchit la distance entre l’application effective du principe de raison qui se produit sous une forme négative, par exclusion de toute cause de dissymétrie[1], et l’affirmation universelle du principe sous sa forme positive. On rendrait plus palpable encore l’arbitraire de cette extrapolation, si l’on donnait au mot positif le sens avec lequel le positivisme nous a rendu familier, et où il signifie solide et vérifié par opposition à chimérique et à invérifiable : on dirait alors que la condition nécessaire pour maintenir la valeur positive du principe, c’est de renoncer à lui conférer la forme d’une affirmation, c’est de savoir ne pas dépasser le processus, indéfini et toujours à quelque degré inadéquat, d’élimination des circonstances perturbatrices, de ne jamais nous transporter dans l’absolu du concept.

  1. Cf. Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances, 1851, liv. I, chap. II, § 27, édit. 1912, p. 33. — L’exemple développé par Cournot est emprunté à l’Examen des principes de la mécanique, de Daniel Bernoulli, publié en 1728, au tome Ier des Commentaires de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg. Dans cet ouvrage, Daniel Bernoulli récuse, comme de vérité contingente, la proportionnalité des accélérations aux forces. Il s’est donc proposé d’établir sur une autre base la démonstration du parallélogramme des forces. Pour cela, il se donne « deux hypothèses » qui permettent : 1o de remplacer deux puissances quelconques par des puissances équivalentes ; 2o de considérer deux puissances de même direction comme équivalant à une puissance unique égale à leur somme et deux puissances directement opposées comme une puissance unique égale à leur différence. « Ces deux hypothèses, ajoute Daniel Bernoulli, n’apportent aucune autre affirmation que celle-ci : un tout est égal à la somme de ses parties, et deux puissances égales et opposées sont en équilibre, parce qu’il n’y a aucune raison pour que l’une l’emporte sur l’autre, axiome métaphysique qu’il faut considérer comme de vérité nécessaire. » (P. 134.)