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à peu près. Aussi ne pourrons-nous point dire qu’une mesure de l’espace, comme par exemple une aune, qu’on garde en bois ou en métal, demeure parfaitement la même. »

Il serait superflu de rappeler à quel point l’évolution de la science, et particulièrement depuis l’avènement de la théorie de la relativité, a confirmé les conclusions de Leibniz : il est impossible au savant de rejoindre effectivement le concept initial qui avait été posé a priori comme correspondant à l’idéal de la raison. Et de cette impossibilité il n’est pas malaisé de rendre compte si l’on remarque qu’il y a inversion de sens, radical antagonisme, entre l’idée, prétendue rationnelle, d’une essence définie et représentée a priori, et d’autre part le procédé qui exprime la mise en œuvre de la raison. Nous ne partons pas d’un concept positif, lequel exigerait une intuition directe de la quantité temporelle ; nous ne pouvons définir l’égalité des temps que comme la négation de leur inégalité ; nous ne progressons vers l’égalité qu’en relevant les inégalités et en les éliminant.

223. — Comment se fait-il donc que Leibniz ait passé par-dessus cette impossibilité, qu’il ait avancé une conception dogmatique du temps au risque d’avoir à juxtaposer les deux attitudes différentes, et à nos yeux incompatibles, sur lesquelles nous venons d’insister ? L’examen de la réponse nous conduit à un point qui est fondamental, non seulement pour l’intelligence de la doctrine leibnizienne, mais aussi pour le problème plus général des rapports entre la philosophie et la science. Il s’agit, en effet, du principe de raison suffisante. Du point de vue philosophique, en théorie, Leibniz donne à ce principe un énoncé positif afin d’y appuyer son dogmatisme métaphysique. Mais il n’en fait pas un usage autre que négatif chaque fois qu’il veut, dans la pratique et du point de vue scientifique, en prouver l’exactitude et la fécondité par l’application à un problème déterminé : « Pour passer de la mathématique à la physique, il faut encore un autre principe,… c’est le principe du besoin d’une raison suffisante : c’est que rien n’arrive, sans qu’il y ait une raison pourquoi cela soit ainsi plutôt qu’autrement. C’est pourquoi Archimède, en voulant passer de la Mathématique à la Physique dans son livre de l’Équilibre, a été obligé d’employer un cas particulier du grand principe de la raison suffisante ; il prend pour accordé que, s’il y a une balance où tout soit de même de part et d’autre, et si l’on suspend aussi des poids égaux de part et d’autre aux deux extrémités de cette balance, le tout demeurera en repos. C’est parce qu’il n’y a aucune raison pourquoi