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ner. En effet, si nous cherchons comment l’humanité a procédé, nous voyons qu’elle a suivi dans la réalité une marche inverse de celle à laquelle songe Leibniz. Au lieu d’aller du mouvement uniforme au mouvement difforme, elle est partie des mouvements irréguliers qui s’offrent à l’observation, et elle en a peu à peu éliminé les irrégularités jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à des phénomènes se déroulant dans des conditions tellement semblables qu’il n’y a pas de raison de soupçonner que le temps employé par le second ne soit pas égal à celui qu’a utilisé le premier[1]. La clepsydre et le sablier satisfont à cette condition d’une manière suffisante pour les besoins de la vie pratique. Le problème théorique consiste à trouver une meilleure approximation, en choisissant les phénomènes naturels qui résistent le mieux à l’épreuve critique de la remarque des anomalies. Or une telle position du problème exclut l’affirmation absolue qui était inhérente à la définition initiale du mouvement uniforme ; elle implique au contraire une régression qui est indéfinie, comme le perfectionnement même des méthodes de calcul et des moyens d’observation. Il est curieux que Leibniz le constate lui-même, en reprenant certaines remarques de Locke : « Le pendule a rendu sensible et visible l’inégalité des jours d’un midi à l’autre : Solem dicere falsum audet. Il est vrai qu’on le savait déjà, et que cette inégalité a ses règles. Quant à la révolution annuelle, qui récompense les inégalités des jours solaires, elle pourrait changer dans la suite du temps. La révolution de la terre à l’entour de son axe, qu’on attribue vulgairement au premier mobile, est notre meilleure mesure jusqu’ici, et les horloges et montres nous servent pour la partager. Cependant cette même révolution journalière de la terre peut aussi changer dans la suite des temps ; et si quelque pyramide pourrait durer assez, ou si on en refaisait des nouvelles, on s’en pourrait apercevoir en gradant là-dessus la longitude des pendules, dont un nombre connu de battements arrivent maintenant pendant cette révolution… » (§ 21). Et la pensée de Leibniz se précise encore à la suite d’une réflexion de Philalèthe : « Notre mesure du temps serait plus juste si l’on pouvait garder un jour passé pour le comparer avec les jours à venir, comme on garde les mesures des espaces. » Théophile répond : « Mais au lieu de cela nous sommes réduits à garder et observer les corps, qui font leurs mouvements dans un temps égal

  1. Cournot, Traité de l’enchaînement, § 54, nouv. édit. 1911, p. 60. Cf. Milhaud, Cournot et le Pragmatisme scientifique contemporain, Scientia, novembre 1911, t. X, p. 377.