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Suivant la psychologie réaliste de Locke, le temps doit être non une façon de parler, mais une façon d’exister. Et la succession que nous expérimentons dans nos états intimes assure la réalité du temps[1]. Seulement, demande Leibniz, la subjectivité d’une telle expérience permet-elle d’y faire fond pour élever l’édifice de la science ? « Une suite de perceptions, écrit-il dans les Nouveaux Essais, réveille en nous l’idée de la durée, mais elle ne la fait point. Nos perceptions n’ont jamais une suite assez constante et régulière pour répondre à celle du temps, qui est continu, uniforme et simple, comme une ligne droite[2]. Le changement des perceptions nous donne occasion de penser au temps, et on le mesure par des changements uniformes ; mais quand il n’y aurait rien d’uniforme dans la nature, le temps ne laisserait pas d’être déterminé, comme le lieu ne laisserait pas d’être déterminé aussi quand il n’y aurait aucun corps fixe ou immobile. C’est que, connaissant les règles des mouvements difformes, on peut toujours les rapporter à des mouvements uniformes intelligibles et prévoir par ce moyen ce qui arrivera par des différents mouvements joints ensemble. Et, dans ce sens, le temps est la mesure du mouvement, c’est-à-dire le mouvement est uniforme, la mesure du mouvement difforme. » (II, xiv, § 16.)

Thèse qui pose le problème plutôt qu’elle ne le résout. Si l’on admet que l’uniformité intelligible du mouvement soit la ratio essendi du temps, on est bien obligé d’ajouter immédiatement qu’il ne peut y avoir d’autre ratio cognoscendi du mouvement uniforme que l’égalité des temps employés pour parcourir des espaces égaux : autrement dit, la définition en apparence rationnelle du temps a pour conséquence inévitable de dévoiler le cercle vicieux dont ne peut s’affranchir la théorie du temps scientifique, condamnée à partir du temps pour concevoir le mouvement, et à supposer le mouvement pour mesurer le temps.

On ne saurait triompher de la difficulté tant que l’on s’obstine à vouloir l’aborder de face. On peut seulement la tour-

  1. Essai sur l’entendement humain, II xiv, 16.
  2. Cf. Condillac, Traité des sensations, I, iv : « La notion de la durée est donc toute relative : chacun n’en juge que par la succession de ses idées ; et vraisemblablement il n’y a pas deux hommes qui, dans un temps donné, comptent un égal nombre d’instants. Car il y a lieu de présumer qu’il n’y en a pas deux dont la mémoire retrace toujours les idées avec la même rapidité. » Cette remarque fait penser à la thèse de M. Bergson touchant l’originalité caractéristique de la durée individuelle ; mais, s’appuyant sur la psychologie atomistique, dont M. Bergson a si profondément démasqué l’inconsistance, Condillac rattache la différence des rythmes intérieurs à la numération d’instants supposés discontinus, non à la continuité mélodique de la conscience.