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la relation à « la manière d’être de cette espèce d’objets de la réalité que nous nommerons corps pratiquement rigides ». La géométrie ainsi complétée, M. Einstein l’appelle géométrie pratique, et il la considère, suivant l’expression même dont se servait Auguste Comte[1], comme étant une science naturelle, et même la branche la plus ancienne de la physique : « Ses énoncés reposent essentiellement sur l’induction de l’expérience, et non pas seulement sur des déductions logiques[2]. »

De ce point de vue, nous pourrons dire que l’objet de la géométrie est intermédiaire entre l’œuvre de la perception et l’œuvre de l’astronomie, que la géométrie prend place entre un chapitre de psycho-physiologie et un traité de cosmographie. Par là se trouve rétablie définitivement cette objectivité que le dogmatisme avait compromise lorsqu’il lui avait donné pour condition l’existence d’un objet isolable comme une essence éternelle. En fait, c’est pour s’être cru obligé de placer de telles essences au début de la spéculation géométrique que l’on s’est épuisé d’abord à vouloir démontrer la nécessité apodictique du postulatum euclidien, que l’on s’est ensuite rabattu, lorsqu’on a eu affaire à divers postulats incompatibles, sur la notion de définition conventionnelle, qui achevait de tout embrouiller et de tout perdre. La véritable interprétation de la géométrie, ainsi que le remarquait récemment M. Enriques, a été donnée par Félix Klein dans le Programme d’Erlangen. Elle consiste à considérer une géométrie comme l’étude des propriétés invariantes par rapport à un groupe fondamental de transformations du plan ou de l’espace[3]. C’est à travers l’œuvre de Klein que la pensée de Poincaré, dégagée des formules équivoques qui ont causé tant de méprises, rejoint l’inspiration critique : « Ce qui est l’objet de la géométrie, c’est l’étude d’un « groupe » particulier ; mais le concept général de v groupe préexiste dans notre esprit au moins en puissance. Il s’impose à nous, non comme forme de notre sensibilité, mais comme forme de notre entendement[4]. » Le progrès sur Kant est d’ailleurs notable d’avoir transposé la synthèse a priori du plan de l’intuition dans le plan de l’intelligence, et il est décisif pour le passage à la physique. Du moment que l’intuition spatiale cesse de se fermer sur soi, imposant et commandant un type unique, exclusif, de représentation de l’univers, le physicien cesse d’être ballotté de l’absolu newtonien, qui est contradictoire en soi, à la rela-

  1. Les Étapes de la Philosophie mathématique, § 177, p. 294.
  2. Einstein, La Géométrie et l’Expérience, trad. citée, p. 5-6.
  3. L’Œuvre mathématique de Klein, Scientia, décembre 1921, p. 395.
  4. La Science et l’Hypothèse, p. 90.