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217. — Le perfectionnement des méthodes géométriques et mécaniques, la découverte des instruments d’optique, ont familiarisé les modernes avec la distinction de l’espace donné intuitivement et de l’espace conçu idéalement. Toutefois, au début du xixe siècle encore, cet espace idéal était défini d’une façon unique sur la base des postulats euclidiens. Il n’y avait donc qu’un espace spatialisant pouvant servir à recevoir l’espace spatialisé de l’astronome. Autrement dit il suffisait de prolonger la géométrie et sans avoir même besoin d’expliciter l’extrapolation, sans avoir même conscience d’extrapoler, pour qu’elle s’achevât en cosmométrie. Avec les géométries non euclidiennes, les choses ont complètement changé d’aspect : les mathématiciens mettent à la disposition du cosmographe une pluralité de métriques spatiales, entre lesquelles il semble qu’il aura pour tâche de décider laquelle convient effectivement au monde, lequel de ces types d’espace spatialisant est légitimement considéré comme espace spatialisé.

Sans doute, on est tenté de considérer comme illusoire ce choix prétendu. En raison de leur caractère formel, les divers systèmes d’espace spatialisant peuvent indifféremment s’appliquer à la matière de l’expérience, qui les recevra elle-même avec la même indifférence. Il convient seulement d’adopter l’instrument de mesure qui est le plus simple. Or « la géométrie euclidienne… est la plus simple ; et elle n’est pas telle seulement par suite de nos habitudes d’esprit ou de je ne sais quelle intuition directe que nous aurions de l’espace euclidien ; elle est la plus simple en soi, de même qu’un polynôme du premier degré est plus simple qu’un polynôme du second degré[1] ».

  1. La Science et l’Hypothèse, p. 67. Il est vrai que le langage de Poincaré n’a pas un caractère rigide et exclusif. M. Louis Rougier a récemment publié la traduction d’un mémoire de Poincaré, qui avait paru dans The Monist, de janvier 1898, et qui se termine par une comparaison significative : « En résumé, c’est notre esprit qui fournit une catégorie à la nature. Mais cette catégorie n’est pas un lit de Procuste dans lequel nous contraignons violemment la nature, en la mutilant selon que l’exigent nos besoins. Nous offrons à la nature un choix de lits parmi lesquels nous choisissons la couche qui va le mieux à sa taille ». (Des Fondements de la Géométrie, 1921, p. 64). Mais Poincaré ne veut nullement dire qu’il appartienne à la physique d’élire une géométrie et d’en rejeter une autre ; si la plus simple apparaît à Poincaré comme la mieux adaptée, les autres pourraient convenir tout de même, au prix d’une plus grande complication. Aucune méprise n’est possible sur la pensée de Poincaré, si l’on se reporte aux réserves qu’il a exprimées, en mai 1899, sur les thèses de M. Russell : des Fondements de la Géométrie, à propos d’un livre de M. Russell, § 11-13 et suivants : L’empirisme et la géométrie. Revue de Métaphysique, 1899, p. 261 et suiv., et apud La Science et l’Hypothèse, p. 93. « La géométrie euclidienne n’a donc rien à craindre d’expériences nouvelles. »