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elle-même son évidence et sa vérité, qui est indépendante de la tradition et du passé, affranchie de toute référence aux autorités externes. Dans la géométrie d’Euclide, et par des procédés d’une rigueur irréprochable, se trouvent mises en évidence les propriétés de ce que nous appellerons, par analogie avec le nombre nombrant, l’espace spatialisant.

216. — Le problème du rapport entre cet espace, pris en sa pureté rationnelle, et ce qui s’offre à nous dans l’étendue réelle, aurait pu être considéré comme pratiquement résolu par la géométrie d’Euclide si l’homme avait été un animal capable de se déclarer content une fois qu’il a obtenu « la paix chez soi ». Mais l’homme n’était pas ainsi. Lorsqu’il eut mis en ordre l’horizon de sa vision terrestre, il s’est soucié de mettre en ordre le ciel. Or cette nouvelle tâche était très différente de la première. Ici, en effet, nous n’avions d’autre ressource que nos yeux, sans que rien vint directement rectifier l’apparence visuelle, dont théoriquement le caractère fallacieux est pourtant hors de doute. En l’absence de procédés de vérification qui nous permettraient, en nous déplaçant et en maniant, de nous assurer de la permanence et de la grandeur des objets, tout nous devient problème : non seulement la dimension exacte, mais même l’identité, des objets dans l’espace céleste, la lune, le soleil, les planètes. Pour affirmer qu’il n’y a qu’une lune, il a fallu établir un processus spatio-temporel de croissance et de décroissance ; la lune n’est autre chose que ce processus. Le problème concernant le soleil était peut-être plus difficile encore, en raison des mœurs étranges qu’il manifeste, se couchant ou s’éteignant tous les soirs pour se lever ou se rallumer à l’extrémité opposée de l’horizon. L’on voit Epicure accepter, comme également plausibles (ou, d’une façon plus exacte, comme également propres à écarter toute crainte religieuse, sans être d’ailleurs en contradiction manifeste avec les phénomènes), l’hypothèse de l’émersion de l’astre au-dessus de la surface de la terre, et la supposition d’alternatives d’embrasement et d’extinction[1]. Aussi peut-on dire avec Frege : « La découverte que c’était un même soleil et non un soleil nouveau qui se levait chaque matin, est bien l’une des plus fécondes que l’astronomie ait faite[2]. » À plus forte raison, y a-t-il eu besoin « d’une longue observation » pour rendre

  1. Lettre à Pythoclès, trad. Hamelin, Revue de Métaphysique. 1910 p. 422.
  2. Ueber Sinn und Bedeutung, Zeitschrift für Philosophie und Philosophische Kritik, t. 100, 1892, p. 25.