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l’espace pour le ramener dans les limites d’une réalité pouvant être donnée.

La philosophie du jugement échappe aux antinomies ou, plus exactement, les antinomies lui échappent, parce qu’au lieu de considérer l’espace géométrique comme un tout donné que l’analyse résoudrait en ses éléments, elle se place à l’origine de l’action qui engendre cet espace. L’esprit était condamné à se perdre dans la recherche de la partie qui ne serait que partie, de l’élément absolu. L’origine de l’action humaine est au contraire l’homme lui-même. Notre corps est l’instrument du travail par lequel nous ordonnons l’horizon de notre vie quotidienne, et il demeure le centre de référence par rapport auquel se déterminent les dimensions fondamentales de l’espace. La diversité d’orientation qui empêche de superposer les triangles dièdres, manifeste un hic irréductible, la limitation imposée à l’effort d’intellectualisation par les conditions de la vie organique.

L’essentiel, donc, sera de marquer, dans l’action de l’homme, le caractère spécifique, celui-là même que le pragmatisme a méconnu pour s’être trop fié à la généralité de la méthode conceptuelle. L’action de l’homme, dans la constitution de l’espace géométrique, est une action de vérité, non sans doute que les premiers inventeurs de la géométrie se soient placés dans l’abstrait en face d’une notion telle que la vérité, mais ils ont rencontré dans la pratique des circonstances telles qu’ils ont dû livrer combat, et il y avait au bout de ce combat une conquête de vérité. Coordonnant les données visuelles ou tactiles avec les mouvements qu’il accomplit pour atteindre ou manier les objets, l’homme est parvenu à se faire, de chaque position qu’il occupe et à chaque moment, un tableau de l’ensemble des choses qui l’entourent. Or, chaque fois qu’il se déplace à travers cet ensemble, les mêmes choses ne forment plus le même tableau ; la proportion des grandeurs apparentes se modifie sans cesse, et l’instabilité de ce que nous appellerons l’espace perspectif crée le sentiment de vivre dans un monde d’images contradictoires et illusoires, dans un milieu d’erreurs perpétuelles. En déplaçant les objets, en se déplaçant par rapport aux objets, l’homme s’est embrouillé à travers ses propres représentations ; mais, par la conscience de ses erreurs, il a été conduit à se poser un problème d’où devait surgir l’idée même de la vérité.

La notion du vrai se serait, d’après nous, manifestée dans son application à la perception du contour vrai, c’est-à-dire de celui qui se vérifie par l’accord de la donnée visuelle et de la donnée tactile, lorsque l’objet est devant le regard à