Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/500

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

CHAPITRE XLVII


LE PEUPLEMENT DE L’ESPACE


215. — L’allusion que nous venons de faire aux difficultés provoquées par la théorie du nombre, aux résultats qu’y a obtenus la réforme de la notion de L’intelligence, confirme la « moralité » que nous avions tirée de l’examen du problème de la perception. Il y a deux façons de poser les questions, l’une va tout droit aux antimonies, et même, selon une remarque spirituelle de Poincaré dans sa polémique avec M. Russell, elle demande que l’on fasse « bien attention pour ne pas tomber à côté[1] » ; l’autre, au contraire, conserve le contact avec les actes effectifs de l’intelligence, elle ne se propose que de prendre conscience de ces actes, elle ne saurait par suite se heurter à une contradiction véritable, puisque par définition même une opération contradictoire est une opération impossible, qui n’a jamais eu réellement pour siège la raison humaine.

Nous allons essayer de mettre à profit cette double « moralité » pour éclaircir le rapport de l’espace avec le monde. L’atomisme démocritéen se condamne à un inextricable embarras, lorsqu’il prétend poser un élément de matière qui soit à la fois étendu et indivisible. Inversement, les Stoïciens, partisans du plein, prétendent à la fois voir l’espace comme réel en tant qu’il est relatif à ce qui le remplit, et voir dans l’espace la totalité de ce qui le remplit. Une telle conception n’est pas susceptible de se développer sans s’infliger à soi-même un démenti mortel. « Les Stoïciens… sont donc forcés de se représenter bon gré mal gré le monde existant au milieu du vide existant[2]. » D’une façon générale, il est impossible aux diverses doctrines qui veulent se représenter le monde comme plein, de se soustraire à l’alternative également fâcheuse, ou de concevoir infini le quantum de substance réelle pour l’égaler à l’infini de l’espace, ou de concevoir fini

  1. La Logique de l’Infini, apud Dernières pensées, 1913, p. 137.
  2. Émile Bréhier, La théorie des incorporels dans l’ancien Stoïcisme, 1907, p. 51.