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la difficulté en montrant comment un système de numération, moins rudimentaire et moins compliqué que le symbolisme alphabétique des Grecs, permettait, avec un nombre limité de signes, d’exprimer une multitude aussi grande que l’on voudra[1]. L’infinité du nombre nombrant passe par-dessus toute grandeur donnée, La pensée se révèle plus grande que le nombre : elle sera même capable, avec un Georg Cantor, de prendre l’infini de la série proprement numérique comme un point de départ pour des combinaisons dont les éléments sont des ensembles infinis et qui ont leurs lois propres de relations.

D’autre part, la découverte de l’incommensurabilité de l’hypoténuse au côté du triangle rectangle isocèle avait mis en lumière l’inadéquation au réel de l’arithmétique proprement dite ; et cette inadéquation avait été interprétée comme une impuissance de la raison dans la dialectique d’un Zénon d’Elée, dialectique fondée sur le postulat implicite que la puissance d’intellection humaine est liée à la capacité de représentation spatiale. En fait, précisément parce que l’arithmétique élémentaire s’est révélée inapte à exprimer et à épuiser les données effectives de l’observation, la raison a eu la tâche de construire les systèmes de nombres fractionnaires ou négatifs, irrationnels ou imaginaires ; et, malgré les apparences dont le langage usuel des mathématiciens garde encore les traces, elle a su les soumettre à des lois d’entière intelligibilité. En définissant les lois qui conviennent à chacun de ces systèmes, la raison a pris conscience du processus interne qui la constitue ; sa confiance s’est justifiée et s’est accrue dans la vertu de l’élan qui la pousse à ne plus faire fond que sur soi pour aller au-devant de l’expérience. L’intelligence créatrice déborde la connaissance actuelle des phénomènes et forge l’instrument des découvertes futures. Tel fut, pour reprendre ici un exemple bien souvent invoqué, le rôle de la variable imaginaire, introduit par Cauchy dans la théorie des fonctions : « Quand Maxwell, écrit Henri Poincaré, a commencé ses travaux, les lois de l’électro-dynamique admises jusqu’à lui rendaient compte de tous les faits connus. Ce n’est pas une expérience nouvelle qui est venue les infirmer. Mais, en les envisageant sous un biais nouveau, Maxwell a reconnu que les équations deviennent plus symétriques quand on y ajoute un terme, et d’autre part ce terme était trop petit pour produire des effets appréciables avec les méthodes anciennes. On sait que les vues a priori de Maxwell ont attendu vingt ans une confirmation expérimentale ; ou, si vous aimez mieux

  1. Cf. P. Duhem. Le système du monde, t. I, 1913, p. 419.