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similer le nombre à un objet, Le nombre est constitué par un acte de mise en relation qui a sa source dans l’opération pratique de l’échange, qui acquiert son caractère spécifique avec la découverte de l’équivalent entre une fois deux et deux fois un. Cette doctrine suppose sans doute, pour être comprise et pour être admise, un tout autre effort de réflexion que la doctrine de l’intuition, à laquelle le sens commun se réfère implicitement. Mais, en définissant le nombre par la relation de correspondance, on suit naturellement le progrès véritable de la pensée dans son rapport avec les choses, de manière non pas à résoudre l’antinomie (ce qui supposerait qu’elle a un fondement effectif) mais à ne pas la rencontrer, car elle n’est, après tout, que le produit et le témoignage d’une erreur initiale dans la psychologie de la pensée.

Les documents ethnographiques nous permettent de dégager l’intelligence arithmétique à l’état pur : avant d’acquérir l’expression isolée, qui permet la transmission de génération en génération, mais qui donne aux interprètes superficiels l’illusion d’une existence autonome, le nombre agit d’une façon immanente pour mettre la somme des objets à compter en relation avec une série fixe de référence, telle que les doigts des mains et des pieds. De semblables séries s’arrêtent à 20. Le barème tout préparé, susceptible d’être utilisé, apparaît disproportionné au problème que posent les circonstances quotidiennes de la vie, Le monde apparaît plus grand que la pensée, et il excite la pensée à l’extension du champ arithmétique ; des vocables spéciaux seront donnés aux nombres, et des combinaisons entre ces vocables prépareront rétablissement d’un système régulier de numération. À ce moment, les nombres existent pour eux-mêmes, nombres nombrants, suivant l’expression de Malebranche, en face des nombres nombrés ; et l’esprit est alors amené à se demander qui l’emporte en grandeur des nombres nombrants et des nombres nombrés. Que l’esprit humain ait effectivement traversé une semblable période, nous en avons un témoignage dans le début du célèbre Traité d’Archimède sur le Calcul du Sable, l’Arénaire : « Certains pensent, ô roi Gélon, que la multitude des grains de sable est infinie ; je ne parle pas seulement du sable qui se trouve au voisinage de Syracuse et dans toute la Sicile, mais de celui qui est contenu dans tous les pays tant habitables qu’inhabitables. D’autres pensent que cette multitude n’est pas infinie, mais qu’il n’est pas possible d’exprimer un nombre qui surpasse cette multitude[1]. » Archimède résout

  1. Archimède, Œuvres, édit. Heiberg, t. II, 1913, Leipzig, p. 216.