Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/496

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En un sens donc, la substitution du réalisme de la représentation à l’idéalisme du jugement se renouvelle dans la théorie cartésienne de la science comme elle s’était produite dans la théorie aristotélicienne de la perception. Et par là s’explique à quelle difficulté la philosophie moderne s’est heurtée pour mettre en connexion le monde proprement mathématique et l’univers physique, dans quelle direction la pensée contemporaine peut espérer d’en rencontrer la solution.

La philosophie de la représentation intuitive est au point de départ si simple qu’elle paraît en état de revendiquer le privilège de l’évidence. Le terrain est tout prêt pour le réalisme du sens commun. Nous ouvrons nos yeux et nous voyons les couleurs ; nous ouvrons notre esprit : nous voyons les nombres et nous voyons l’espace. Seulement cette simplicité du point de départ se paiera d’un prix, que Kant a marqué lorsqu’il a établi, dans la doctrine des antinomies, le bilan de l’intuition ontologique. Et en effet, du moment que voir et comprendre s’impliquent réciproquement comme expressions d’une seule et même fonction de l’esprit, il faut de toute nécessité que l’homme arrête à certaines frontières définies l’horizon de la représentation intuitive. Sans détermination, point d’objet et point d’intuition. Or, cette condition qui s’impose à la philosophie de la représentation, est démentie non moins nécessairement par la nature même de l’objet intellectuel que s’est donné l’arithméticien ou le géomètre.

214. — Ne considérons, pour l’instant, que le cas élémentaire de la numération. Dès que l’on a posé un nombre au delà de l’unité initiale, on est capable de continuer, et par là même on s’interdit de ne pas continuer. Il est donc impossible que la détermination, par laquelle est défini tel ou tel nombre particulier, soit jamais érigée en un absolu qui s’opposerait à toute nouvelle détermination. L’esprit s’engage dans un procès à l’infini qui contredit à la condition sine qua non de la représentation intuitive. Ce serait une monstruosité de prétendre contenir dans l’unité d’une intuition l’infinité des nombres donnés comme des choses ; mais ce serait une monstruosité non moindre de se refuser à comprendre que n + I soit un nombre, au même titre que I + I, parce que l’intuition nécessiterait d’arrêter, à un dernier nombre fini n, les nombres considérés comme des choses.

Ainsi, dès sa première démarche, quand il ne s’agit encore que du nombre, la philosophie de la représentation condamnait l’homme à tourner dans le cercle de l’antinomie. La philosophie du jugement rompt l’enchantement, en cessant d’as-