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CHAPITRE XLVI


NOMBRES NOMBRANTS ET NOMBRES NOMBRÉS


213. — À nos yeux, c’est une fausse psychologie de l’intelligence, celle qui suppose un monde sensible de qualités, tout fait et tout donné, indépendamment de l’activité inhérente à l’exercice de la vie spirituelle. Or cette fausse psychologie de l’intelligence n’altère pas seulement la théorie de la perception : elle a sa contre-partie dans la théorie de la science. Elle conduit en effet à imaginer, corrélativement au monde sensible des qualités, un monde intelligible de la quantité ; d’où naîtra la difficulté inextricable de décider lequel de ces deux mondes existe véritablement et comment un rapport s’établit entre eux.

Si la pensée moderne n’a pas réussi dès l’abord à se débarrasser de cette difficulté, peut-être faut-il en accuser l’incertitude radicale qui pesait sur la mathématique universelle de Descartes. Cette mathématique se présente, en effet, sous deux aspects, suivant que l’on considère l’intellectualisation de la géométrie par l’algèbre, ou la spatialisation de la physique par la géométrie, Dans le premier cas la science est faite d’actes spirituels, de jugements, qui se démontrent à eux-mêmes leur vérité par l’ordre de leur enchaînement, L’objet de la géométrie n’est pas donné ; il se constitue par le mouvement, et ce mouvement n’est lui-même que le symbole, l’extériorisation sensible, de l’activité intellectuelle. La vie interne d’une équation se reflète exactement dans le tracé de la courbe. Or, dans la cosmologie, Descartes ne fait jamais appel à cette étendue spiritualisée de l’algèbre, qui sera l’étendue intelligible de Malebranche et de Spinoza. L’espace, ce sont désormais les trois dimensions qui sont fournies grâce à l’imagination et par lesquelles se définit la matière ; ces trois dimensions se composent avec la dimension temporelle, pour constituer le mouvement ; et par mouvement il ne s’agit plus d’entendre un processus traduisant au dehors la continuité de l’acte intellectuel : c’est le produit de la masse et de la vitesse, en quoi consiste la donnée irréductible de l’univers, le caractère de l’objet par opposition au sujet.