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dénaturer par l’imagination, ni le morceler par l’abstraction. » (N., I, 155.) Et, en effet, le rôle perturbateur de l’imagination et de l’abstraction se manifeste lorsque Descartes passe de la proposition Cogito, ergo sum à l’existence de la res cogitans. « Descartes, en franchissant brusquement tout l’intervalle qui sépare le fait de l’existence personnelle ou du sentiment du moi et la notion absolue d’une chose pensante, ouvre la porte à tous les doutes sur la nature objective de cette chose qui n’est pas le moi… Hobbes et Gassendi, le croirait-on, demandent qu’on leur montre cette chose, qu’on la leur fasse concevoir ou imaginer. » (N., I, 153.)

« Mais quoi ? (répond Biran quelques lignes plus loin) celui qui doute ou s’enquiert ainsi de ce que peut être la chose qui pense en lui, ne sait-il pas bien, et avec une évidence supérieure à tout, qu’il existe, lui, individu ? Exister ainsi, c’est apercevoir ou sentir non l’être ou la substance de l’âme, mais bien l’existence du moi, sujet distinct par là même de tout objet représenté, ou de toute chose conçue existante. Que veut-on de plus, ou que peut-on chercher de plus clair et de plus évident ? S’en tient-on à la connaissance du sentiment ou à la perception immédiate interne du sujet pensant ? Elle est parfaite en son genre. Aspire-t-on à une connaissance extérieure ou objective de la chose pensante hors de la pensée même ? Ce mode de connaissance, auquel on cherche si vainement à tout réduire, et qui n’est certainement pas la connaissance primitive, est hors de toute application du propre sujet pensant, et il faut prendre bien garde ici qu’en demandant ce qu’on sait, on ne sait pas du tout ce qu’on demande[1]. »

Cette analyse profonde éclaire le vice de la métaphysique que Descartes a tirée du Cogito ; il a posé deux questions d’ordre différent, parce que la simplicité de son principe est illusoire : « Il comprend, en effet, deux termes ou éléments de nature hétérogène : l’un psychologique, le moi actuel de conscience ; l’autre ontologique, le moi absolu, l’âme substance ou chose pensante[2]. » Dès lors, l’évidence qui, en vertu du Cogito, est inhérente à l’affirmation du moi psychologique, il l’a, sans y prendre garde, étendue à l’affirmation du moi ontologique. « Rien n’est plus différent que cette conscience ou ce senti-

  1. N. I, 154, avec une note où Biran résume la critique Kantienne du « paralogisme transcendental. » Voir aussi le passage du Journal Intime, 1811, Ed. Naville, 1874, p. 135 : « Dans toutes les questions qui roulent sur des faits primitifs, les hommes cherchent ce qu’ils savent, et ne savent pas ce qu’ils cherchent, dit Leibnitz dans ses Nouveaux Essais (Cf. II. 21 § 14). L’opinion de notre ignorance vient souvent de ce qu’on demande une manière de connaissance que l’objet ne souffre pas. »
  2. Doctrine philosophique de Leibnitz. Édit. Cousin, t. IV, 1841. p. 312.