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un juge mauvais et incompétent. C’est ici surtout que les seuls jugements vrais et équitables sont ceux des pairs. » (N., I, 99.)

Les considérations de méthode préparent, et elles éclairent, la « transmutation de valeurs », que prétend opérer la doctrine biranienne de la causalité. Depuis le xviie siècle l’empirisme semblait condamné à nier la réalité d’une force spirituelle, et par suite la fortune du spiritualisme était liée au succès des thèses rationalistes. Biran bouleverse la situation respective des partis philosophiques ; il place l’affirmation spiritualiste au-dessus des controverses et des contestations qui menacent et rendent fragile toute dialectique abstraite, il les fera désormais reposer sur la base inébranlable du fait. Cette tentative de l’empirisme pour intégrer à sa méthode ce qui avait paru lui échapper et le dépasser, Biran l’appuie sur une argumentation d’ordre historique qui est longue et complexe, mais sans laquelle l’intuition directe de la causalité ne saurait se produire dans sa pureté et dans son intégrité. À cette argumentation, Biran donne naturellement comme point de départ les doctrines qui, au xviiie siècle, érigent la sensation en principe véritable, en élément simple, de la réalité. Il leur reproche de s’être fait de la sensation une notion trop étroite et par suite inexacte, du fait qu’elles ont choisi parmi les différents ordres de sensations celui qui « prédomine dans l’organisation humaine » et nous fournit la matière de notre imagerie mentale, l’ordre de la vue : « On veut tout déduire de la sensation, c’est-à-dire sans doute de ce qu’il y a de commun à toutes les espèces de sensations, mais c’est toujours un sens particulier, tel que celui de la vue qui sert de type aux notions et aux signes de la langue psychologique. » (N., II, 103, note.) « C’est en ramenant au sens de la vue les principes et la langue de la psychologie qu’on a pu être conduit à en exclure les faits de réflexion ou d’aperception interne, et à mettre ainsi tout le système intellectuel en représentations, toute la pensée en images. » (N., II, 102.)

Cette transposition de toutes les données sensibles en impressions visuelles se remarque chez Berkeley et surtout chez Hume : « Ce dernier philosophe, écrit Biran, a raisonné conséquemment et comme pourrait le faire un être intelligent réduit au sens de la vue, si tant est qu’un tel être pût penser et raisonner. » (N., I, 102.) Hume n’a retenu des phénomènes du choc que la succession des spectacles dont l’œil peut être témoin. Il a négligé de se demander si la signification véritable du choc ne ressortit pas, de par la nature même du phénomène, à la compétence du toucher, et si le toucher peut, aussi bien que la vue, être considéré comme un sens de pure