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le montre à plein la controverse de Berkeley contre le calcul des fluxions de Newton)[1], l’évidence mathématique est lettre close pour une imagination qui, placée en face d’un rapport intellectuel, lui substitue une représentation concrète. Mais, ajoute immédiatement Biran, l’évidence mathématique n’est pas nécessairement la seule forme d’évidence qui « soit entièrement différente de l’espèce de clarté propre aux idées sensibles, ou même qui lui soit opposée dans ses fondements. Pourquoi, demande-t-il, n’y aurait-il pas aussi une évidence psychologique également opposée à la clarté des représentations du dehors ? » (N., I, 102.) Évidence psychologique ou, comme l’appelle encore Biran dans le passage même que nous analysons, évidence métaphysique.

Biran se préoccupera donc de tracer une « ligne de démarcation », qui assure l’originalité de l’évidence métaphysique. Aux mathématiques, qu’il avait particulièrement étudiées dans la première phase de sa vie spéculative, la méthode idéologique s’applique avec succès : « Une science bien traitée, écrit Condillac dans les premières pages de la Langue des Calculs, n’est qu’une langue bien faite. Les mathématiques sont une science bien traitée dont la langue est l’algèbre. » L’élément auquel il est remonté par l’abstraction, le mathématicien (Biran l’accordera) « le manifeste hors de lui par des signes permanents dont il dispose et qui, se confondant avec la chose signifiée, impriment à l’objet le sceau d’une sorte de création intellectuelle ». Mais l’évidence psychologique ou métaphysique échappe à cette méthode d’expression analytique que, suivant des intentions d’ailleurs différentes, l’école de Leibniz et l’école de Condillac ont prétendu lui imposer. Dans la métaphysique, le « concept réfléchi » a pour caractère propre « de n’avoir aucun signe direct de manifestation ; l’évidence du principe est immédiate, tout intérieure, sans que rien d’extérieur puisse la manifester. Il y a plus, c’est qu’elle se dénature en cherchant à se donner en dehors un point d’appui qu’elle ne peut y trouver. Les signes dont nous nous servons en métaphysique peuvent réveiller et exciter le sentiment immédiat de cette évidence, propre à chaque esprit qui est, comme on dit, compos suî ; mais ces signes toujours arbitraires, conventionnels, n’ont aucun rapport avec le sujet signifié : ils produisent l’évidence intérieure, mais ne la créent pas ; elle est avant eux, et ils n’existeraient point sans elle ». (N., I, 102-3.)

L’évidence métaphysique sera plus éloignée du sensible

  1. Voir Les Étapes de la philosophie mathématique, 1912, § 115, p. 194