Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’idées, qui peuvent être, ou conçues par l’entendement, ou représentées par l’imagination. » (N., I, 96.) Ainsi, pour ce qui touche même aux « notions premières » telles que la cause, des successeurs de Locke ont contesté à la fois la simplicité de leur nature et la réalité de leur source ; « ils sont partis de là pour tout ramener aux sensations reçues du dehors, y rattacher, d’une manière exclusive, cette évidence immédiate que Descartes avait refusée au témoignage des sens extérieurs, et dont, le premier, il a montré le fondement dans la conscience ou le sens intime ». Or, continue Maine de Biran, « d’après cet exemple d’une opposition si marquée sur un point de fait, on peut, de prime abord, se croire autorisé à penser qu’il n’y a pas de vérités évidentes en métaphysique, ou que du moins les caractères et les signes auxquels on pourrait les reconnaître sont tout à fait incertains et variables. Mais, si on remonte aux causes de ces incertitudes, on trouvera, je pense, que tout vient de ce qu’on ne distingue pas les différentes sources d’évidence, et de ce qu’on veut appliquer à certaines idées intellectuelles ou réflexives, cette espèce de clarté dont on a pris le type dans l’imagination ou dans le sens. » (N., I, 97.)

L’originalité de la tentative biranienne sera précisément de substituer à une notion « globale » de l’évidence la conception de types spécifiques appropriés chacun à un domaine particulier : « Les idées ou concepts relatifs à chaque faculté de l’esprit humain ne peuvent s’adresser, en effet, qu’à une faculté de même nature que celle qui les produit[1]. Le géomètre, qui, après avoir assisté à la représentation d’un de nos chefs-d’œuvre dramatiques[2], demande : Qu’est-ce que cela prouve ? et celui qui, en lisant l’Énéide, s’attache à y voir l’itinéraire des vaisseaux troyens, manquent tout à fait des facultés appropriées à ces sublimes productions. Il en est absolument de même pour les hommes dominés par l’imagination et les sens quand ils veulent mesurer à leur échelle des ouvrages de pur raisonnement ou de réflexion intime, et la question si souvent répétée : Qu’est-ce que cela signifie ? ou représente, c’est-à-dire quelle image, quelle sensation cela réveille-t-il ? à quoi cela sert-il ? vaut bien le Qu’est-ce que cela prouve ? du bon géomètre. » (N., I, 99-100.) Ainsi (et comme

  1. Cf. N., I, 134 : « Ne jamais dépasser les limites propres de chaque faculté, on voulant appliquer l’une aux objets relatifs à l’autre ; se garder, par exemple, de vouloir approprier le raisonnement aux faits primitifs du sens intime, l’imagination aux idées simples de la réflexion, et la réflexion ou le sens intime aux représentations externes. »
  2. Roberval, dit-on, à la représentation de Polyeucte.