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CHAPITRE XXXV


LA PHYSIQUE MÉCANISTE


159. — Dans les premières années du xixe siècle, la théorie de la causalité physique semble dominée par l’opposition entre les disciples de Lagrange et les disciples de Laplace. Le conflit de la mécanique analytique et de la mécanique physique relègue à l’arrière-plan la conception initiale de la mécanique moderne, la conception proprement et purement géométrique qui avait inspiré les Principia Philosophiæ. Cette conception subsiste pourtant, et elle prend un relief nouveau dès le début de la période que nous étudions, avec l’œuvre de Poinsot. Cette œuvre, si elle ne manifeste sans doute pas l’ampleur et la puissance d’un Lagrange ou d’un Laplace, exprime une physionomie intellectuelle d’une rare profondeur et d’une rare originalité. Poinsot réalise, dans sa perfection, un type d’esprit. Il ne lui suffit pas de comprendre, il faut qu’il voie ; ou plus exactement il n’a pas compris, au sens véritable et plein du mot, tant qu’il n’est pas parvenu à voir et à faire voir. L’intelligence, chez lui et pour lui, est inséparable de l’intuition. Dans la très remarquable monographie qu’il a consacrée à Poinsot[1], Joseph Bertrand cite ces pages caractéristiques de la Théorie nouvelle de la rotation des corps : « Euler et d’Alembert, à peu près dans le même temps, et par des méthodes différentes, ont les premiers résolu cette importante et difficile question de la mécanique ; et l’on sait que, depuis, l’illustre Lagrange a repris de nouveau ce fameux problème pour l’approfondir et développer à sa manière, je veux dire par une suite de formules et de transformations analytiques qui présentent beaucoup d’ordre et de symétrie. Mais il faut convenir que, dans toutes ces solutions, on ne voit guère que des calculs sans aucune image nette de la rotation du corps. On peut bien, par des calculs, plus ou moins longs et compliqués, parvenir à déterminer le lieu où se trouve le corps au bout d’un temps donné ; mais on ne voit pas du tout comment le corps y arrive ; on le perd entièrement de vue, tandis

  1. Éloges Académiques, Nouvelle Série, 1902, p. 21.