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d’autre part, le sentiment de l’effort, qui appartiennent à l’âme elle-même : n’impliquent-ils pas l’existence d’une causalité efficace ? La volonté porte sur le but de l’acte, sur les moyens extérieurs qui peuvent être disposés en vue de ce but ; elle n’a pas prise sur l’action même de notre corps. Toute notre connaissance s’arrête au seuil du mouvement organique. Et il ne saurait être question ici d’entrer en contact avec une réalité qui se laisserait déjà entrevoir et que l’on pourrait espérer d’atteindre plus tard, au moins en quelque mesure et dans certaines limites ; nous nous heurtons à une ignorance totale, qui ne nous permet pas de réclamer pour nous-même le plus petit commencement de puissance véritable et de causalité : « Si un homme ne peut pas renverser une tour, au moins sait-il bien ce qu’il faut faire pour la renverser ; mais il n’y a point d’homme qui sache seulement ce qu’il faut faire pour remuer un de ses doigts par le moyen des esprits animaux. Comment donc les hommes pourraient-ils remuer leurs bras ? Ces choses me paraissent évidentes et à tous ceux qui veulent penser, quoiqu’elles soient peut-être incompréhensibles à tous ceux qui ne veulent que sentir[1]. »

6. — Que conclure de cette analyse ? Ceci sans doute que l’acte de la volonté réfléchie ne donne pas à l’homme la possession de sa causalité propre. Mais ne pourrait-on se demander, comme Biran le fera au commencement du xixe siècle, s’il est nécessaire de faire appel à un acte semblable, s’il ne suffit pas d’invoquer le sentiment de l’effort qui est un sentiment indubitablement intérieur, et où l’âme entre en contact immédiat avec le corps ? Il est remarquable que le génie de Malebranche ait poussé l’enquête psychologique jusqu’à donner au problème sa forme la plus précise : comment le sentiment de l’effort doit-il être conçu lorsqu’il est ramené

  1. 1. Recherche, VI, 8. Cf. Entretiens, VII, 11. « Je ne sais pas même quelles doivent être les dispositions des organes qui servent à la voix pour prononcer ce que je vous dis sans hésiter. Le jeu de ces organes me passe… Ce n’est pas moi qui vous parle : je veux seulement vous parler. » Et l’Éclaircissement XV, 6 : « Je nie qu’il y ait rapport entre nos pensées et les mouvements de la matière. Je nie que l’âme ait la moindre connaissance des esprits animaux, dont elle se sert pour remuer le corps qu’elle anime. Enfin, quand même l’âme connaîtrait exactement les esprits animaux, et quand elle serait capable de les mouvoir, ou de déterminer leur mouvement, je nie qu’avec tout cela elle pût choisir les tuyaux des nerfs, dont elle n’a aucune connaissance, afin de pousser en eux les esprits et remuer ainsi le corps avec la promptitude, la justesse et la force que l’on remarque dans ceux même qui connaissent le moins la structure de leur corps. » Tout ce développement se retrouve, sous Une forme analogue, chez Geulincx qui formule l’axiome : Quod nescis quomodo fiat, id non facis. (Annotata ad Ethicam, Ad Tr. I, ch. 2, sect. 2, § 2, édit. Land, t. III, 1893, p. 205, n. 1.)