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LIVRE XII

La Philosophie scientifique
au début du XIXe siècle.




141. — L’aspect ambigu que revêtaient, dès leur titre même, les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, explique la fortune historique du kantisme, qui elle-même, et pour une grande part, devait décider de l’orientation spéculative du xixe siècle. Dans les générations qui suivent Kant, savants et philosophes, tout étrangers qu’ils deviennent les uns aux autres, ou peut-être à cause de cela, sont d’accord pour se priver du bénéfice qu’ils auraient pu tirer de l’idée proprement critique. D’une part, des savants d’origine, dans des ouvrages qui sont pourtant intitulés Exposition du Système du Monde, ou Cours de Philosophie positive, laissent de côté avec affectation ce qui dépasserait le contenu immédiat du savoir, ce qui ne prétendrait même qu’à en déterminer la valeur par une étude préalable de la fonction de connaissance. Les philosophes de profession, d’autre part, se tiennent à distance du savoir scientifique, dont la subtilité croissante gênerait leur tendance dogmatique aux généralités, conduits, soit par le goût de la déduction systématique à se lancer au delà, soit par les préjugés de l’école empirique à demeurer en deçà, de l’horizon que l’analyse réflexive de Kant s’était délimitée à elle-même.

Cette rupture dans l’unité de la vie intellectuelle, par laquelle l’époque de la Restauration présente (nous l’avions constaté déjà en examinant les doctrines de Maine de Biran et de John Stuart Mill) la décadence d’un moyen âge, Helmholtz eut le grand mérite d’y mettre fin, pour l’Allemagne, lorsqu’il lança, en 1855, le mot d’ordre retentissant du retour à Kant[1]. Au milieu du siècle, il n’y avait plus de combat entre savants et philosophes, non sans doute que l’un des deux partis eût convaincu l’autre, mais parce que chacun d’eux a désespéré de

  1. « Un discours plus ancien de Weisse (sur la question de savoir dans quel sens la philosophie allemande doit de nouveau s’orienter vers Kant) n’avait pu faire aucune impression. » (Riehl, Helmholtz et Kant, Revue de métaphysique, 1904, p. 579.)