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de la méthode cartésienne, elle-même fondée sur l’évidence. Et nous sommes ainsi, dès le début de notre enquête, mis en face de l’un des spectacles les plus curieux et les plus caractéristiques auxquels l’histoire de la pensée humaine nous fasse assister : un transfert d’évidence. L’évidence invoquée par l’École est une évidence d’ordre sensible ; l’évidence cartésienne, dont Malebranche se réclame, est une évidence d’ordre intelligible. Voilà pourquoi Malebranche écrira (dans un passage où il se réfère au début du 2e livre de la Physique, d’Aristote) : « Aristote, parlant de ce qu’on appelle nature, dit qu’il est ridicule de vouloir prouver que les corps naturels ont un principe intérieur de leur mouvement et de leur repos, parce que, dit-il, c’est une chose connue d’elle-même (φἀνερον). Il ne doute point aussi qu’une boule qui en choque une autre n’ait la force de la mettre en mouvement. Cela paraît tel aux yeux, et c’en est assez pour ce philosophe, car il suit presque toujours le témoignage des sens, et rarement celui de la raison ; que cela soit intelligible ou non, il ne s’en met pas fort en peine[1]. »

Malebranche pose l’intelligibilité comme la condition de la vérité. Ce n’est pas « sur les idées fausses et confuses des sens », ce n’est pas « sur les idées vagues et indéterminées de la pure logique », c’est sur « les idées claires et distinctes des choses » qu’il convient de raisonner, « pour conserver l’évidence dans ses perceptions » (Recherche, VI, 9, de l’édition princeps, au début). Dès lors, nous n’avons le droit d’affirmer l’existence d’un rapport de causalité que s’il nous arrive de saisir la liaison entre la cause et l’effet avec la même clarté et la même distinction que le mathématicien réussit, par une série de substitutions, à établir l’équivalence entre les deux termes d’une équation algébrique : « Cause véritable est une cause entre laquelle et son effet l’esprit aperçoit une liaison nécessaire, c’est ainsi que je l’entends. » (Ibid., VI, 8.)

5. — Énoncé en ces termes, le problème de la causalité ne saurait comporter de solution positive. Tout d’abord, la notion

  1. Malebranche ajoute : « Ceux qui combattent le sentiment de quelques théologiens qui ont écrit contre les causes secondes, disent, comme Aristote, que les sens nous convainquent de leur efficace ; c’est là leur première et leur principale preuve. Il est évident, disent-ils, que le feu brûle ; que le soleil éclaire, que l’eau rafraîchit ; il faut être fou pour en douter. Les auteurs de l’opinion contraire, dit le grand Averroès, avaient la cervelle renversée. Il faut, dirent presque tous les péripatéticiens, convaincre par des preuves sensibles ceux qui nient cette efficace, et les obliger ainsi d’avouer qu’on est capable d’agir en eux et les blesser. C’est un jugement qu’Aristote a déjà prononcé contre eux, on devrait l’exécuter. » (XVe Éclaircissement à la Recherche de la Vérité (avant la première preuve).