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rations de d’Alembert lui-même. « Tout ce que nous voyons bien distinctement dans le mouvement d’un corps, c’est qu’il parcourt un certain espace et qu’il emploie un certain temps à le parcourir. C’est donc de cette seule idée qu’on doit tirer tous les principes de la mécanique, quand on veut les démontrer d’une matière nette et précise ; ainsi on ne sera point surpris qu’en conséquence de cette réflexion j’aie, pour ainsi dire, détourné la vue de dessus les causes motrices pour n’envisager uniquement que le mouvement qu’elles produisent, que j’aie entièrement proscrit les forces inhérentes au corps en mouvement, êtres obscurs et métaphysiques, qui ne sont capables que de répandre les ténèbres sur une science claire par elle-même. » (Ibid., p. xvi.) Se conformant donc à la règle qu’il s’est tracée (p. xxxi), d’envisager plutôt la mécanique comme la science des effets que comme celle des causes, d’Alembert écrit : « En général nous ne prendrons jamais le rapport de deux forces que pour celui de leurs effets, sans examiner si l’effet est réellement comme sa cause ou comme une fonction de cette cause : examen entièrement inutile, puisque l’effet est donné indépendamment de cette cause ou par expérience, ou par hypothèse (p. 26). »

Mais alors dans un cas ou dans l’autre, le sort de la mécanique demeure ambigu et incertain : si la définition de la force accélératrice est suspendue à une simple hypothèse, la mécanique apparaît dépouillée de toute prétention à la réalité ; elle devient une discipline purement abstraite[1]. Se référer à l’expérience d’autre part, c’est s’exposer de nouveau à l’objection que d’Alembert lui-même avait élevée contre la thèse de la contingence, qui n’a pu rechercher pour la mécanique une base expérimentale qu’au détriment de la certitude.

En fin de compte, il nous semble que d’Alembert, tout comme Galilée et tout comme Newton, ait été une sorte de positiviste malgré lui. Et voici qui confirme bien cette impression. Dès qu’une occasion se présente où il estime que la notion de causalité est en état de rendre des services à la mécanique, il n’hésite pas à en invoquer le secours, dût-il l’employer sous sa forme la plus abstraite, et la plus métaphysique : témoin la démonstration a priori qu’il a tentée du principe d’inertie,

  1. Diderot, le collaborateur de d’Alembert, pousse la théorie jusqu’au bout dans ses Pensées sur l’interprétation de la nature (1754, § 3). « La chose du mathématicien n’a pas plus d’existence dans la nature que celle du joueur. C’est, de part et d’autre, une affaire de convention. Lorsque les géomètres ont décrié les métaphysiciens, ils étaient bien éloignés de penser que toute leur science n’était qu’une métaphysique. » Œuvres, éd. Assézat, t. II, 1875, p. 10.