Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/269

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
247
LES DIFFICULTÉS DE LA CAUSALITÉ NEWTONIENNE

pur newtonien : « Les athées, écrit-il à La Villevieille, le 26 août 1768, n’ont jamais répondu à cette difficulté qu’une horloge prouve un horloger. »

La divergence radicale des deux conceptions apparaît au cours de la controverse soulevée par Leibniz contre Clarke. Au jugement de Leibniz, le réalisme newtonien, qui met sur un même plan les choses de Dieu et les choses de la nature, menace de ruiner le progrès auquel le cartésianisme avait contribué en déchargeant l’âme des besognes matérielles, que la scolastique lui avait conférées, en la rendant à sa fonction de spiritualité. « Il semble, écrit-il en novembre 1715, que la religion naturelle même s’affaiblit extrêmement… M. Newton et ses sectateurs ont encore une fort plaisante opinion de l’ouvrage de Dieu. Selon eux, Dieu a besoin de remonter de temps en temps sa montre[1]. »

Or, et précisément ce parti pris d’exclure, sous prétexte qu’elle serait surnaturelle et miraculeuse, toute intervention extérieure et transcendante de la divinité dans le cours ordinaire des phénomènes, c’est ce qui manifeste, aux yeux de Clarke, un retour au matérialisme et au fatalisme, une tendance effective « à bannir du monde la providence et le gouvernement de Dieu[2] ». Du point de vue de la philosophie newtonienne, les formules de conservation impliquent un idéalisme de la causalité qui aurait pour résultat de supprimer dans l’univers toute manifestation de causalité véritable : « Toute action consiste à donner une nouvelle force aux choses sur lesquelles elle s’exerce. Sans cela ce ne serait pas une action réelle, mais une simple passion, comme dans toutes les lois mécaniques du mouvement. D’où il s’ensuit que si la communication d’une nouvelle force est surnaturelle, toutes les actions de Dieu seront surnaturelles, et il sera entièrement exclu du gouvernement du monde. Il s’ensuit aussi de là que toutes les actions des hommes sont surnaturelles, ou l’homme est une pure machine, comme une horloge[3]. » Et encore, écrit Clarke, « l’action est le commencement d’un

  1. G. VII, 352. Allusion à un passage de la dernière question de l’Optique dans laquelle Newton souligne comme une preuve de la création, le fait que les planètes se meuvent toutes dans des orbes concentriques, selon des directions semblables, en contraste avec l’excentricité des orbes et la différence des directions qu’on remarque dans le mouvement des comètes ; il ajoute : « Si l’on excepte quelques irrégularités à peine remarquables, qui peuvent être causées par l’action réciproque des comètes et des planètes les unes sur les autres et qui vraisemblablement deviendront plus grandes, dans une longue suite de temps, jusqu’à ce que ce système-là ait enfin besoin d’être remis en ordre par son auteur. »
  2. Première Réplique, § 4.
  3. Quatrième Réplique, § 33.