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l’expérience humaine et la causalité physique

presse à l’instant à l’autre bout. Il était tellement persuadé de ce système que, dans sa dix-septième lettre du IIe tome[1], il dit et répète positivement : « J’avoue que je ne sais rien en philosophie, si la lumière du soleil n’est pas transmise à nos yeux en un instant[2]. » Au contraire, voici Newton qui fait surgir d’une méditation prolongée l’idée de la gravitation universelle : « Un corps placé où est la lune, qui circule autour de la terre, et un corps placé près de la terre, doivent… tous deux peser sur la terre précisément suivant une certaine loi exprimée par une certaine quantité dépendante de leurs distances[3]… Mais, poursuit Voltaire, ce n’est pas ici une hypothèse que l’on ajuste comme on peut à un système ; ce n’est point un calcul où l’on doive se contenter de l’a peu près. »

Il raconte comment primitivement « Newton s’en tint pour la mesure de la terre, à l’estime fautive des pilotes qui comptaient 60 milles d’Angleterre… pour un degré de latitude, au lieu qu’il fallait compter 70 milles ». Newton « ne crut pas qu’il lui fût permis de rien suppléer, et d’accommoder la nature à ses idées ; il voulait accommoder ses idées à la nature ; il abandonna donc cette belle découverte, que l’analogie avec les autres astres rendait si vraisemblable, et à laquelle il manquait si peu pour être démontrée ; bonne foi bien rare et qui seule doit donner un grand poids à ses opinions[4] ». Le contraste des deux attitudes a la valeur d’une expérience cruciale. Ainsi Voltaire reprendra l’alternative, sous la forme radicale où la présentait Leibniz, entre le cartésianisme et le newtonianisme. Mais à ses yeux le choix n’est plus libre : d’un côté, il y a l’erreur décidément avérée en tant qu’erreur ; de l’autre, la vérité définitivement établie en tant que vérité.

114. — Tel fut le parti que prit en général le xviiie siècle. De quoi résultent certaines conséquences qui pèseront et sur le développement des théories scientifiques et sur la réflexion d’ordre philosophique.

Du fait que les conceptions cartésiennes sont remplacées par les conceptions newtoniennes, tout l’effort scientifique

  1. Dans l’édition de Clerselier. La lettre de Descartes est du 22 août 1634. Édit. Adam-Tannery, t. I, p. 307.
  2. Éléments de la philosophie de Newton (1738). Part. II, ch. 1.
  3. Ibid., IIIe partie, ch. III.
  4. Ibid. Part. III, ch. III. Cf. Lettres philosophiques (1734), XV : « Un philosophe médiocre et qui n’aurait eu que de la vanité, eût fait quadrer comme il eût pu la mesure de la terre avec son système. M. Newton aima mieux abandonner alors son projet. » — Ed. Lanson, 2e édit., 1917, t. II, p. 21. La source de Voltaire est, ici, comme le montre M. Lanson, ibid., p. 32, Pemberton, A view of sir Newton’s philosophy, Londres, 1728, Préface.