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plus tard justifié l’exactitude si l’on ne sait pas en quoi ils sont justifiés comme lois, ni même ce que c’est que justifier.

Pour mettre en évidence ce point qui nous paraît capital, nous prendrons un exemple développé par Duhem. Les anciens connaissaient la relation entre le mouvement de la lune et le phénomène de la marée. Mais cette connaissance avait eu pour répercussion principale de fortifier le crédit des superstitions astrologiques. À la vérité, des esprits, attachés aux principes rationnels de la civilisation, s’indignent contre une telle assimilation, et on lit chez Aulu-Gelle : « Parce que la marée de l’Océan correspond au cours de la lune, nous faudra-t-il croire que le ciel mène, comme par des rênes, l’affaire d’un particulier plaidant contre des riverains à propos d’une conduite d’eau, ou contre son voisin à propos du mur mitoyen ? Cela est trop sot et trop absurde[1]. » En revanche, un Basile et un Ambroise, pour qui le critère suprême de la vérité consiste dans la fides ex auditu, rapportent pêle-mêle l’action de la lune sur la marée, et son influence sur le cerveau des animaux, sur les coquillages, sur les parties molles des animaux[2]. Ainsi, par une disgrâce singulière, et qui caractérise le moyen âge comme tel, le vrai lui-même n’y sera connu que sous les espèces du faux. La liaison entre les mouvements des marées et la position de la lune est mise au rang des pouvoirs occultes qui ont été départis à l’astre de Phœbé ; d’autre part, la tradition de l’influence lunaire s’entremêle à une autre tradition, transmise par Macrobe et par Paul Diacre : « La traduction en latin de l’Introductorium in Astronomiam, d’Abou Masar, écrit Duhem, allait remettre en honneur la théorie astrologique qui attribue les marées à l’action de la lune ; mais cette théorie lunaire ne devait pas, de longtemps, faire oublier celle qui attribue le flux et le reflux à des gouffres capables, alternativement, d’absorber les eaux de la mer et de les revomir ; en exposant cette théorie-là, les Scolastiques ne manqueront guère d’accorder à celle-ci au moins une mention[3]. »

87. — Le vice dont souffre la pensée humaine au moyen âge, c’est une confusion radicale qui interdit tout redressement vers l’autonomie d’un jugement discriminant. La Renaissance redouble encore cette confusion par son érudition ardente et

  1. Les nuits attiques, liv. XIV, I, apud Duhem, op. cit., II, 1914, p. 279.
  2. Renvoi à l’Homélie VI. in Hexaemeron, ch. X, et à l’Hexaemeron, IV, vii, 29 et 30, apud Duhem, le Système du monde t. II, p. 461.
  3. Duhem, le Système du monde, t. III, 1915, p. 124.