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apporte une limitation capitale à l’indétermination de la matière. Avant de recevoir l’une ou l’autre des formes contraires, le sujet se définit par cette capacité de réception, virtualité ou potentialité, qui est la puissance, δύνις[1]. La matière joue donc le rôle de puissance, est assimilée à la puissance[2] ; et, en tant qu’elle est puissante, elle est relative à l’actualité de la forme ou énergie, τῶν πρός τι ὒλη . ἄλλω γἁρ εἲδι ἄλλη ὒλη[3].

Sur cette relativité de la matière va se fonder une hiérarchie dans l’ordre des matières et des formes, des puissances et des énergies. Le marbre ou l’airain, qui est forme déterminée par rapport à l’indétermination amorphe de la πρώτη ὒλη[4] est, à son tour, matière par rapport à la forme que le sculpteur aura donnée au marbre ou à l’airain. De même dans l’ordre de la vie, tout organe est matière par rapport à la fonction qui est acte ou énergie : δὸ ’ όφθαλμὸς ὒλη ὂψεως[5]. D’une façon générale, l’âme est la forme du corps, comme la vision est la forme de l’œil. Proposition qui se précisera encore : l’âme nutritive, qui, sous son premier aspect, est la forme du corps, sera matière par rapport à l’âme sensitive qui, à son tour, apparaît comme la matière de l’âme noétique.

70. — Par cette hiérarchie s’achève le tableau du monde aristotélicien, prêt en quelque sorte à se mettre en branle sous l’action des causes capables de lui communiquer l’impulsion. Les causes qui devront s’ajouter à la matière et à la forme pour rendre compte clu processus par lequel celle-ci devient celle-là, sont l’efficiente et la finale. La nécessité de les faire intervenir à titre de causes distinctes résulte de la manière même dont Aristote a engagé le problème. Le marbre ne devient pas de lui-même Hermès ou Eros ; il faut que sur la puissance, qui n’est évidemment ici que possibilité indéfinie, s’exerce une action externe, venue d’un être différent qui possède le pouvoir de la causalité. Ce qui donne naissance à la statue, ce sont les coups de ciseau du sculpteur par lesquels

  1. Met., Θ, 8, 1050 b 8 : πᾶσα δύναμις ἄμα τῆς ἁντιφάσεως ὲστιν. Cf. Rhet. II, 19, 1932 a 11 : ἡ γὰρ αὐτὴ δύναμις τῶν ἐναντίων ῇ ἐναντία.
  2. De An., II, 2, 412 a 9 : ἡ μἐν ὒλη δύναμις, το δ’ἐἶδος ἐντελἐχεια. Cf. Met., H, 2, 1043 a 25 : ὐποκείμενον ὡς ὔλη ῂ θάλαττα, ἡ δ’ένέργεια και ἡ μορφἡ ἡ ὁμαλότης Θ, 8, 1050 b 2 : φανερόν ὃτι ἡ ούσια καί τὸ εἶδος ένέργεια ἐστιν. Zeller, Philosophie der Griechen. t III, 3o édit., p. 318, note 4. Sur la différence de sens entre l’ἐντελἐχεια et l’ένέργεια. Cf. Rodier, Commentaire au περι ψυχῆς, II, 268.
  3. Phys. II, 2, 194 b 8.
  4. Cf. Zeller, die Philosophie der Griechen, Part. II, Sect. II, Aristoteles und die alten Peripatetiker, 3o édit., Leipzig, 1879, p. 320 n. 2, et Hamelin, op. cit., p. 266.
  5. De An, II, 1, 412 b 20.