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placer en face de la réalité spirituelle et de satisfaire aux exigences de la logique véritable.

À quoi il convient d’ajouter que, du point de vue qui est celui d’Aristote, le départ à faire entre les constituants statiques de l’individu importe moins que la discrimination de leurs places respectives dans le processus du devenir. Matière et forme apparaissent alors comme les termes entre lesquels se produit ce qu’Aristote appelle tantôt γένεσις, tantôt κίνησις, et qui se traduirait plutôt par changement que par mouvement. Le changement, c’est génération et corruption, c’est augmentation ou diminution, c’est altération (ἀλλοίωσις) ; le mouvement local n’est qu’un cas particulier du changement, et qui ne peut être étudié, selon Aristote, qu’une fois déterminées les conditions dont dépend l’intelligence du changement en général. Or, ce qui caractérise un changement, c’est qu’il comporte, au point d’arrivée, une détermination qui manquait au point de départ ; de sorte qu’on pourra dire qu’ici existe la forme et là était la matière. Matière et forme se préciseront donc en fonction l’une de l’autre. Ce n’est pas n’importe quelle matière qui devient n’importe quelle forme ; ce n’est pas n’importe quel sujet qui devient bien portant ou malade, savant ou ignorant, blanc ou noir, chaud ou froid[1].

La régularité dont témoigne le processus du changement conduit ainsi à concevoir, d’une part, la matière comme un genre, auquel la forme ajoute une détermination spécifique, et, d’autre part, les déterminations spécifiques comme constituant des couples de contraires, qui appartiennent au même genre et sont l’objet d’une même science[2]. L’alternative entre ces deux contraires marque les limites de la prévision intellectuelle. Des deux déterminations antagonistes qui pouvaient se produire, l’une a lieu effectivement, et c’est la forme prise sous son aspect positif. Or, cet aspect positif s’accompagne d’une détermination négative, correspondant à l’éventualité contraire et qui, en un certain sens, est encore une forme[3]. Par exemple, le froid est la privation du chaud. Ce qui devient froid est ce qui pouvait devenir chaud[4]. Et cette double détermination de la forme, affirmative et négative,

  1. Cf. Met., Λ, 1, 1069 b 28 : Εἰ δή τι ἔστι δυνάμει, ἀλλ′ ὅμως οὐ τοῦ τυχόντος ἀλλ′ ἕτερον ἐξ ἑτέρου.
  2. De Gen. et Corr., I, 7, 321 b 6 : τὴν μὲν γὰρ ὕλην λέγομεν ὁμοίως ὡς εἰπεῖν τὴν αὐτὴν εἶναι τῶν ἀντικειμένων ὁποτερουοῦν, ὥσπερ γένος ὄν ; et de Gen., I, 18, 721 b 9 : αἱ γενέσεις τῆ ὕλῆ ἐκ τῶν ἐναντίων.
  3. στέρησις ἀντίφασίς, Met., I, 4, 1055 b 7 ; ἡ στέρησις εἶδός πώς ἐστιν, Phys., II, 1, 193 b 19.
  4. Met., θ, 9, 1051 a 5 : Ὅσα γὰρ κατὰ τὸ δύνασθαι λέγεται, ταὐτόν ἐστι δυνατὸν τἀναντία. Phys., IV. 9, 217 a 22 : ἔστιν ὕλη μία τῶν ἐναντίων, θερμοῦ καὶ ψυχροῦ καὶ τῶν ἄλλων τῶν φυσικῶν ἐναντιώσεων, καὶ ἐκ δυνάμει ὄντος ἐνεργείᾳ ὂν γίγνεται.