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problème. Comment rendre compte du devenir et du changement dont le monde matériel donne le spectacle, à l’aide d’une essence formelle qui est immuable, éternelle par définition[1] ? Le problème, auquel le Pythagorisme s’était heurté, demeure insoluble pour le platonisme. L’opposition statique de la matière et de la forme, la contemplation stérile d’idées qui sont placées au-dessus du devenir et incapables de rendre raison du mouvement, contredisent ce qu’elles devraient expliquer : les idées seraient plutôt, suivant un texte que nous avons eu déjà l’occasion de citer (supra, § 56), causes d’immobilité et de repos. Du moment que l’antithèse du monde intelligible et du monde sensible est fondamentale, il est impossible de poursuivre la synthèse sans se trouver engagé dans une régression à l’infini qui rend la recherche illusoire et décevante : l’argument du troisième homme, qui en un sens est un souvenir de Platon[2], marque l’impuissance de l’idéalisme platonicien à prendre contact avec la réalité.

Il y a une seconde alternative, celle où la philosophie voudra se relever de cet arrêt qui la condamnerait à l’impuissance. Mais, alors, il faudra modifier la perspective suivant laquelle la dialectique platonicienne avait disposé le système des connaissances humaines ; il faudra réserver le nom de science, non à ce qui« envoie promener » les choses pour s’élever au-dessus d’elles, mais à ce qui maintient le contact avec elles pour parvenir à les comprendre et à les expliquer. Il ne sera plus permis de se résigner aux récits mythiques dont Platon « régalait » notre imagination et qu’il était le premier à considérer comme un simple jeu. C’est sérieusement que l’on doit parler des choses sérieuses. On renoncera donc à un idéal de pureté dialectique qui crée à son usage un monde d’essences séparées, et qui ne réussit à étreindre qu’un objet chimérique. On devra travailler à forger, pour l’analyse de la réalité sensible, pour l’intelligence du changement en tant que tel, un instrument aussi précis, aussi fécond que l’instrument mathématique a pu l’être pour l’établissement des relations numériques et des relations spatiales.

À cette tâche, il est manifeste d’ailleurs que Platon s’est essayé : dans le début du Sophiste il répartit les concepts, en genres et en espèces, suivant un procédé méthodique et allant régulièrement des plus généraux aux plus particu-

  1. Cf. Met., A 8, 989 b 29.
  2. Met., Z, 13, 1038 b 30. Cf. Parménide, 132 A.