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qu’il soit réduit à un jeu de combinaisons dont l’appareil mathématique est bien plus propre à souligner qu’à voiler la nature entièrement arbitraire.

Sur quoi cependant on doit faire une remarque importante. Cette insuffisance de la physique mathématique, Platon est loin de l’attribuer aux motifs que, nous modernes, nous invoquerions pour en rendre compte. Ce n’est pas parce que l’instrument de l’analyse des relations abstraites ou des figures spatiales est encore rudimentaire et insuffisant, encore moins parce qu’il lui manque le concours de l’instrument expérimental qui permet aux mathématiques de mordre sur les choses et de s’assurer de la coïncidence entre les résultats du calcul et les données de l’observation. C’est, tout à l’inverse, parce que la mathématique proprement dite est impuissante à se résoudre d’elle-même en dialectique, parce que l’arithmétique et la géométrie n’ont pas su rejoindre le plan de l’esthétique et de la moralité, où résident les principes décisifs de la justification intellectuelle. Platon a le sentiment qu’il a échoué, il n’aperçoit pas la raison interne de son échec. Et c’est pourquoi, à l’œuvre positive et véritable de l’intelligence, il lui arrive de suppléer par l’introduction d’une cause externe sous les espèces de la finalité anthromorphique. Le Dieu humain des vieilles légendes ressuscite dans la notion hybride du démiurge qui, les yeux fixés sur les Idées exemplaires, ordonne le chaos des éléments originels[1].

66. — L’aspect qu’a pris ainsi le Timée explique comment la physique de Platon s’expose, en quelque sorte volontairement, aux coups de la critique aristotélicienne. Aristote se contente d’enregistrer l’incertitude radicale à laquelle le maître s’était condamné lui-même, et dont les conséquences se sont manifestées au dehors par la double destinée de l’Académie et du Lycée. Platon nous laisse, en effet, le choix entre deux sortes de conclusions. Selon la première, la mathématique est, du fait de son intelligibilité intrinsèque, le modèle exclusif et parfait de l’explication véritable ; et alors le platonisme serait seulement un nom nouveau, ou tout au moins une forme nouvelle, du pythagorisme[2]. La substitution de l’Idée au nombre, de la métaphore de la participation à la métaphore de l’imitation, ne diminue en rien la difficulté du

  1. Dans le Philèbe, l’action démiurgique est rapportée expressément à ce qui est la cause du mélange, les éléments étant l’ἅπειρον et le πέρος (27 A B).
  2. Met., A. 9, 991 a 20.